Project Gutenberg's Le Cote de Guermantes (Premiere partie), by Marcel Proust This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le Cote de Guermantes (Premiere partie) Author: Marcel Proust Release Date: July 15, 2004 [EBook #8946] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES *** Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr MARCEL PROUST A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU VI LE COTE DE GUERMANTES _(PREMIERE PARTIE)_ _nrf_ GALLIMARD OEUVRES DE MARCEL PROUST _A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_ DU COTE DE CHEZ SWANN (_2 Vol._). A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._). LE COTE DE GUERMANTES (_3 vol._). SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._). LA PRISONNIERE (_2 vol._). ALBERTINE DISPARUE. LE TEMPS RETROUVE (_2 vol._). * * * * * PASTICHES ET MELANGES. LES PLAISIRS ET LES JOURS. CHRONIQUES. LETTRES A LA N.R.F. MORCEAUX CHOISIS. UN AMOUR DE SWANN (_edition illustree par Laprade_). * * * * * _Collection in-8 "A la Gerbe"_ OEUVRES COMPLETES (_18 vol._). A LEON DAUDET _A L'AUTEUR_ DU VOYAGE DE SHAKESPEARE DU PARTAGE DE L'ENFANT DE L'ASTRE NOIR DE FANTOMES ET VIVANTS DU MONDE DES IMAGES DE TANT DE CHEFS-D'OEUVRE _A L'INCOMPARABLE AMI_ EN TEMOIGNAGE DE RECONNAISSANCE ET D'ADMIRATION M.P. Le pepiement matinal des oiseaux semblait insipide a Francoise. Chaque parole des "bonnes" la faisait sursauter; incommodee par tous leurs pas, elle s'interrogeait sur eux; c'est que nous avions demenage. Certes les domestiques ne remuaient pas moins, dans le "sixieme" de notre ancienne demeure; mais elle les connaissait; elle avait fait de leurs allees et venues des choses amicales. Maintenant elle portait au silence meme une attention douloureuse. Et comme notre nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel nous avions donne jusque-la etait bruyant, la chanson (distincte de loin, quand elle est faible, comme un motif d'orchestre) d'un homme qui passait, faisait venir des larmes aux yeux de Francoise en exil. Aussi, si je m'etais moque d'elle qui, navree d'avoir eu a quitter un immeuble ou l'on etait "si bien estime, de partout" et ou elle avait fait ses malles en pleurant, selon les rites de Combray, et en declarant superieure a toutes les maisons possibles celle qui avait ete la notre, en revanche, moi qui assimilais aussi difficilement les nouvelles choses que j'abandonnais aisement les anciennes, je me rapprochai de notre vieille servante quand je vis que l'installation dans une maison ou elle n'avait pas recu du concierge qui ne nous connaissait pas encore les marques de consideration necessaires a sa bonne nutrition morale, l'avait plongee dans un etat voisin du deperissement. Elle seule pouvait me comprendre; ce n'etait certes pas son jeune valet de pied qui l'eut fait; pour lui qui etait aussi peu de Combray que possible, emmenager, habiter un autre quartier, c'etait comme prendre des vacances ou la nouveaute des choses donnait le meme repos que si l'on eut voyage; il se croyait a la campagne; et un rhume de cerveau lui apporta, comme un "coup d'air" pris dans un wagon ou la glace ferme mal, l'impression delicieuse qu'il avait vu du pays; a chaque eternuement, il se rejouissait d'avoir trouve une si chic place, ayant toujours desire des maitres qui voyageraient beaucoup. Aussi, sans songer a lui, j'allai droit a Francoise; comme j'avais ri de ses larmes a un depart qui m'avait laisse indifferent, elle se montra glaciale a l'egard de ma tristesse, parce qu'elle la partageait. Avec la "sensibilite" pretendue des nerveux grandit leur egoisme; ils ne peuvent supporter de la part des autres l'exhibition des malaises auxquels ils pretent chez eux-memes de plus en plus d'attention. Francoise, qui ne laissait pas passer le plus leger de ceux qu'elle eprouvait, si je souffrais detournait la tete pour que je n'eusse pas le plaisir de voir ma souffrance plainte, meme remarquee. Elle fit de meme des que je voulus lui parler de notre nouvelle maison. Du reste, ayant du au bout de deux jours aller chercher des vetements oublies dans celle que nous venions de quitter, tandis que j'avais encore, a la suite de l'emmenagement, de la "temperature" et que, pareil a un boa qui vient d'avaler un boeuf, je me sentais peniblement bossue par un long bahut que ma vue avait a "digerer", Francoise, avec l'infidelite des femmes, revint en disant qu'elle avait cru etouffer sur notre ancien boulevard, que pour s'y rendre elle s'etait trouvee toute "deroutee", que jamais elle n'avait vu des escaliers si mal commodes, qu'elle ne retournerait pas habiter la-bas "pour un empire" et lui donnat-on des millions--hypothese gratuite--que tout (c'est-a-dire ce qui concernait la cuisine et les couloirs) etait beaucoup mieux "agence" dans notre nouvelle maison. Or, il est temps de dire que celle-ci--et nous etions venus y habiter parce que ma grand'mere ne se portant pas tres bien, raison que nous nous etions gardes de lui donner, avait besoin d'un air plus pur--etait un appartement qui dependait de l'hotel de Guermantes. A l'age ou les Noms, nous offrant l'image de l'inconnaissable que nous avons verse en eux, dans le meme moment ou ils designent aussi pour nous un lieu reel, nous forcent par la a identifier l'un a l'autre au point que nous partons chercher dans une cite une ame qu'elle ne peut contenir mais que nous n'avons plus le pouvoir d'expulser de son nom, ce n'est pas seulement aux villes et aux fleuves qu'ils donnent une individualite, comme le font les peintures allegoriques, ce n'est pas seulement l'univers physique qu'ils diaprent de differences, qu'ils peuplent de merveilleux, c'est aussi l'univers social: alors chaque chateau, chaque hotel ou palais fameux a sa dame, ou sa fee, comme les forets leurs genies et leurs divinites les eaux. Parfois, cachee au fond de son nom, la fee se transforme au gre de la vie de notre imagination qui la nourrit; c'est ainsi que l'atmosphere ou Mme de Guermantes existait en moi, apres n'avoir ete pendant des annees que le reflet d'un verre de lanterne magique et d'un vitrail d'eglise, commencait a eteindre ses couleurs, quand des reves tout autres l'impregnerent de l'ecumeuse humidite des torrents. Cependant, la fee deperit si nous nous approchons de la personne reelle a laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence a la refleter et elle ne contient rien de la fee; la fee peut renaitre si nous nous eloignons de la personne; mais si nous restons aupres d'elle, la fee meurt definitivement et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s'eteindre le jour ou disparaitrait la fee Melusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver a l'origine le beau portrait d'une etrangere que nous n'aurons jamais connue, n'est plus que la simple carte photographique d'identite a laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe. Mais qu'une sensation d'une annee d'autrefois--comme ces instruments de musique enregistreurs qui gardent le son et le style des differents artistes qui en jouerent--permette a notre memoire de nous faire entendre ce nom avec le timbre particulier qu'il avait alors pour notre oreille, et ce nom en apparence non change, nous sentons la distance qui separe l'un de l'autre les reves que signifierent successivement pour nous ses syllabes identiques. Pour un instant, du ramage reentendu qu'il avait en tel printemps ancien, nous pouvons tirer, comme des petits tubes dont on se sert pour peindre, la nuance juste, oubliee, mysterieuse et fraiche des jours que nous avions cru nous rappeler, quand, comme les mauvais peintres, nous donnions a tout notre passe etendu sur une meme toile les tons conventionnels et tous pareils de la memoire volontaire. Or, au contraire, chacun des moments qui le composerent employait, pour une creation originale, dans une harmonie unique, les couleurs d'alors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout a coup si, grace a quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant apres tant d'annees le son, si different de celui d'aujourd'hui, qu'il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflee de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleilles d'un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d'alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enferme de l'oxygene ou un autre gaz: quand j'arrive a le crever, a en faire sortir ce qu'il contient, je respire l'air de Combray de cette annee-la, de ce jour-la, mele d'une odeur d'aubepines agitee par le vent du coin de la place, precurseur de la pluie, qui tour a tour faisait envoler le soleil, le laissait s'etendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revetir d'une carnation brillante, presque rose, de geranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnerienne, dans l'allegresse, qui conserve tant de noblesse a la festivite. Mais meme en dehors des rares minutes comme celles-la, ou brusquement nous sentons l'entite originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd'hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, ou ils n'ont plus qu'un usage entierement pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la reverie, nous reflechissons, nous cherchons, pour revenir sur le passe, a ralentir, a suspendre le mouvement perpetuel ou nous sommes entraines, peu a peu nous revoyons apparaitre, juxtaposees, mais entierement distinctes les unes des autres, les teintes qu'au cours de notre existence nous presenta successivement un meme nom. Sans doute quelque forme se decoupait a mes yeux en ce nom de Guermantes, quand ma nourrice--qui sans doute ignorait, autant que moi-meme aujourd'hui, en l'honneur de qui elle avait ete composee--me bercait de cette vieille chanson: _Gloire a la Marquise de Guermantes_ ou quand, quelques annees plus tard, le vieux marechal de Guermantes remplissant ma bonne d'orgueil, s'arretait aux Champs-Elysees en disant: "Le bel enfant!" et sortait d'une bonbonniere de poche une pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces annees de ma premiere enfance ne sont plus en moi, elles me sont exterieures, je n'en peux rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les recits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la duree en moi de ce meme nom sept ou huit figures differentes; les premieres etaient les plus belles: peu a peu mon reve, force par la realite d'abandonner une position intenable, se retranchait a nouveau un peu en deca jusqu'a ce qu'il fut oblige de reculer encore. Et, en meme temps que Mme de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de ce nom que fecondait d'annee en annee telle ou telle parole entendue qui modifiait mes reveries, cette demeure les refletait dans ses pierres memes devenues reflechissantes comme la surface d'un nuage ou d'un lac. Un donjon sans epaisseur qui n'etait qu'une bande de lumiere orangee et du haut duquel le seigneur et sa dame decidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place--tout au bout de ce "cote de Guermantes" ou, par tant de beaux apres-midi, je suivais avec mes parents le cours de la Vivonne--a cette terre torrentueuse ou la duchesse m'apprenait a pecher la truite et a connaitre le nom des fleurs aux grappes violettes et rougeatres qui decoraient les murs bas des enclos environnants; puis c'avait ete la terre hereditaire, le poetique domaine ou cette race altiere de Guermantes, comme une tour jaunissante et fleuronnee qui traverse les ages, s'elevait deja sur la France, alors que le ciel etait encore vide la ou devaient plus tard surgir Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Chartres; alors qu'au sommet de la colline de Laon la nef de la cathedrale ne s'etait pas posee comme l'Arche du Deluge au sommet du mont Ararat, emplie de Patriarches et de Justes anxieusement penches aux fenetres pour voir si la colere de Dieu s'est apaisee, emportant avec elle les types des vegetaux qui multiplieront sur la terre, debordante d'animaux qui s'echappent jusque par les tours ou des boeufs, se promenant paisiblement sur la toiture, regardent de haut les plaines de Champagne; alors que le voyageur qui quittait Beauvais a la fin du jour ne voyait pas encore le suivre en tournoyant, depliees sur l'ecran d'or du couchant, les ailes noires et ramifiees de la cathedrale. C'etait, ce Guermantes, comme le cadre d'un roman, un paysage imaginaire que j'avais peine a me representer et d'autant plus le desir de decouvrir, enclave au milieu de terres et de routes reelles qui tout a coup s'impregneraient de particularites heraldiques, a deux lieues d'une gare; je me rappelais les noms des localites voisines comme si elles avaient ete situees au pied du Parnasse ou de l'Helicon, et elles me semblaient precieuses comme les conditions materielles--en science topographique--de la production d'un phenomene mysterieux. Je revoyais les armoiries qui sont peintes aux soubassements des vitraux de Combray et dont les quartiers s'etaient remplis, siecle par siecle, de toutes les seigneuries que, par mariages ou acquisitions, cette illustre maison avait fait voler a elle de tous les coins de l'Allemagne, de l'Italie et de la France: terres immenses du Nord, cites puissantes du Midi, venues se rejoindre et se composer en Guermantes et, perdant leur materialite, inscrire allegoriquement leur donjon de sinople ou leur chateau d'argent dans son champ d'azur. J'avais entendu parler des celebres tapisseries de Guermantes et je les voyais, medievales et bleues, un peu grosses, se detacher comme un nuage sur le nom amarante et legendaire, au pied de l'antique foret ou chassa si souvent Childebert et ce fin fond mysterieux des terres, ce lointain des siecles, il me semblait qu'aussi bien que par un voyage je penetrerais dans leurs secrets, rien qu'en approchant un instant a Paris Mme de Guermantes, suzeraine du lieu et dame du lac, comme si son visage et ses paroles eussent du posseder le charme local des futaies et des rives et les memes particularites seculaires que le vieux coutumier de ses archives. Mais alors j'avais connu Saint-Loup; il m'avait appris que le chateau ne s'appelait Guermantes que depuis le XVIIe siecle ou sa famille l'avait acquis. Elle avait reside jusque-la dans le voisinage, et son titre ne venait pas de cette region. Le village de Guermantes avait recu son nom du chateau, apres lequel il avait ete construit, et pour qu'il n'en detruisit pas les perspectives, une servitude restee en vigueur reglait le trace des rues et limitait la hauteur des maisons. Quant aux tapisseries, elles etaient de Boucher, achetees au XIXe siecle par un Guermantes amateur, et etaient placees, a cote de tableaux de chasse mediocres qu'il avait peints lui-meme, dans un fort vilain salon drape d'andrinople et de peluche. Par ces revelations, Saint-Loup avait introduit dans le chateau des elements etrangers au nom de Guermantes qui ne me permirent plus de continuer a extraire uniquement de la sonorite des syllabes la maconnerie des constructions. Alors au fond de ce nom s'etait efface le chateau reflete dans son lac, et ce qui m'etait apparu autour de Mme de Guermantes comme sa demeure, c'avait ete son hotel de Paris, l'hotel de Guermantes, limpide comme son nom, car aucun element materiel et opaque n'en venait interrompre et aveugler la transparence. Comme l'eglise ne signifie pas seulement le temple, mais aussi l'assemblee des fideles, cet hotel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse, mais ces intimes que je n'avais jamais vus n'etaient pour moi que des noms celebres et poetiques, et, connaissant uniquement des personnes qui n'etaient elles aussi que des noms, ne faisaient qu'agrandir et proteger le mystere de la duchesse en etendant autour d'elle un vaste halo qui allait tout au plus en se degradant. Dans les fetes qu'elle donnait, comme je n'imaginais pour les invites aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcee qui fut banale, ou meme originale d'une maniere humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de matiere que n'eut fait un repas de fantomes ou un bal de spectres autour de cette statuette en porcelaine de Saxe qu'etait Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine a son hotel de verre. Puis quand Saint-Loup m'eut raconte des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l'hotel de Guermantes etait devenu--comme avait pu etre autrefois quelque Louvre--une sorte de chateau entoure, au milieu de Paris meme, de ses terres, possede hereditairement, en vertu d'un droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exercait encore des privileges feodaux. Mais cette derniere demeure s'etait elle-meme evanouie quand nous etions venus habiter tout pres de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hotel. C'etait une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-etre encore et dans lesquelles la cour d'honneur--soit alluvions apportees par le flot montant de la democratie, soit legs de temps plus anciens ou les divers metiers etaient groupes autour du seigneur--avait souvent sur ses cotes des arriere-boutiques, des ateliers, voire quelque echoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu'on voit accotees aux flancs des cathedrales que l'esthetique des ingenieurs n'a pas degagees, un concierge savetier, qui elevait des poules et cultivait des fleurs--et au fond, dans le logis "faisant hotel", une "comtesse" qui, quand elle sortait dans sa vieille caleche a deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant echappees du jardinet de la loge (ayant a cote du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes a chaque hotel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l'immeuble qui passaient a ce moment-la et qu'elle confondait dans sa dedaigneuse affabilite et sa morgue egalitaire. Dans la maison que nous etions venus habiter, la grande dame du fond de la cour etait une duchesse, elegante et encore jeune. C'etait Mme de Guermantes, et grace a Francoise, je possedais assez vite des renseignements sur l'hotel. Car les Guermantes (que Francoise designait souvent par les mots de "en dessous", "en bas") etaient sa constante preoccupation depuis le matin, ou, jetant, pendant qu'elle coiffait maman, un coup d'oeil defendu, irresistible et furtif dans la cour, elle disait: "Tiens, deux bonnes soeurs; cela va surement en dessous" ou "oh! les beaux faisans a la fenetre de la cuisine, il n'y a pas besoin de demander d'ou qu'ils deviennent, le duc aura-t-ete a la chasse", jusqu'au soir, ou, si elle entendait, pendant qu'elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un echo de chansonnette, elle induisait: "Ils ont du monde en bas, c'est a la gaiete"; dans son visage regulier, sous ses cheveux blancs maintenant, un sourire de sa jeunesse anime et decent mettait alors pour un instant chacun de ses traits a sa place, les accordait dans un ordre apprete et fin, comme avant une contredanse. Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l'interet de Francoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c'etait precisement celui ou la porte cochere s'ouvrant a deux battants, la duchesse montait dans sa caleche. C'etait habituellement peu de temps apres que nos domestiques avaient fini de celebrer cette sorte de paque solennelle que nul ne doit interrompre, appelee leur dejeuner, et pendant laquelle ils etaient tellement "tabous" que mon pere lui-meme ne se fut pas permis de les sonner, sachant d'ailleurs qu'aucun ne se fut pas plus derange au cinquieme coup qu'au premier, et qu'il eut ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Francoise (qui, depuis qu'elle etait une vieille femme se faisait a tout propos ce qu'on appelle une tete de circonstance) n'eut pas manque de lui presenter toute la journee une figure couverte de petites marques cuneiformes et rouges qui deployaient au dehors, mais d'une facon peu dechiffrable, le long memoire de ses doleances et les raisons profondes de son mecontentement. Elle les developpait d'ailleurs, a la cantonade, mais sans que nous puissions bien distinguer les mots. Elle appelait cela--qu'elle croyait desesperant pour nous, "mortifiant", "vexant",--dire toute la sainte journee des "messes basses". Les derniers rites acheves, Francoise, qui etait a la fois, comme dans l'eglise primitive, le celebrant et l'un des fideles, se servait un dernier verre de vin, detachait de son cou sa serviette, la pliait en essuyant a ses levres un reste d'eau rougie et de cafe, la passait dans un rond, remerciait d'un oeil dolent "son" jeune valet de pied qui pour faire du zele lui disait: "Voyons, madame, encore un peu de raisin; il est esquis", et allait aussitot ouvrir la fenetre sous le pretexte qu'il faisait trop chaud "dans cette miserable cuisine". En jetant avec dexterite, dans le meme temps qu'elle tournait la poignee de la croisee et prenait l'air, un coup d'oeil desinteresse sur le fond de la cour, elle y derobait furtivement la certitude que la duchesse n'etait pas encore prete, couvait un instant de ses regards dedaigneux et passionnes la voiture attelee, et, cet instant d'attention une fois donne par ses yeux aux choses de la terre, les levait au ciel dont elle avait d'avance devine la purete en sentant la douceur de l'air et la chaleur du soleil; et elle regardait a l'angle du toit la place ou, chaque printemps, venaient faire leur nid, juste au-dessus de la cheminee de ma chambre, des pigeons pareils a ceux qui roucoulaient dans sa cuisine, a Combray. --Ah! Combray, Combray, s'ecriait-elle. (Et le ton presque chante sur lequel elle declamait cette invocation eut pu, chez Francoise, autant que l'arlesienne purete de son visage, faire soupconner une origine meridionale et que la patrie perdue qu'elle pleurait n'etait qu'une patrie d'adoption. Mais peut-etre se fut-on trompe, car il semble qu'il n'y ait pas de province qui n'ait son "midi" et, combien ne rencontre-t-on pas de Savoyards et de Bretons chez qui l'on trouve toutes les douces transpositions de longues et de breves qui caracterisent le meridional.) Ah! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journee sous tes aubepines et nos pauvres lilas--en ecoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu'un qui chuchoterait, au lieu d'entendre cette miserable sonnette de notre jeune maitre qui ne reste jamais une demi-heure sans me faire courir le long de ce satane couloir. Et encore il ne trouve pas que je vais assez vite, il faudrait qu'on ait entendu avant qu'il ait sonne, et si vous etes d'une minute en retard, il "rentre" dans des coleres epouvantables. Helas! pauvre Combray! peut-etre que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors, je ne les sentirai plus tes belles aubepines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort, je crois que j'entendrai encore ces trois coups de la sonnette qui m'auront deja damnee dans ma vie. Mais elle etait interrompue par les appels du giletier de la cour, celui qui avait tant plu autrefois a ma grand'mere le jour ou elle etait allee voir Mme de Villeparisis et n'occupait pas un rang moins eleve dans la sympathie de Francoise. Ayant leve la tete en entendant ouvrir notre fenetre, il cherchait deja depuis un moment a attirer l'attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu'avait ete Francoise affinait alors pour M. Jupien le visage ronchonneur de notre vieille cuisiniere alourdie par l'age, par la mauvaise humeur et par la chaleur du fourneau, et c'est avec un melange charmant de reserve, de familiarite et de pudeur qu'elle adressait au giletier un gracieux salut, mais sans lui repondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n'eut pas ose les braver jusqu'a causer par la fenetre, ce qui avait le don, selon Francoise, de lui valoir, de la part de Madame, "tout un chapitre". Elle lui montrait la caleche attelee en ayant l'air de dire: "Des beaux chevaux, hein!" mais tout en murmurant: "Quelle vieille sabraque!" et surtout parce qu'elle savait qu'il allait lui repondre, en mettant la main devant la bouche pour etre entendu tout en parlant a mi-voix: "_Vous_ aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et meme peut-etre plus qu'eux, mais vous n'aimez pas tout cela." Et Francoise apres un signe modeste, evasif et ravi dont la signification etait a peu pres: "Chacun son genre; ici c'est a la simplicite", refermait la fenetre de peur que maman n'arrivat. Ces "vous" qui eussent pu avoir plus de chevaux que les Guermantes, c'etait nous, mais Jupien avait raison de dire "vous", car, sauf pour certains plaisirs d'amour-propre purement personnels--comme celui, quand elle toussait sans arreter et que toute la maison avait peur de prendre son rhume, de pretendre, avec un ricanement irritant, qu'elle n'etait pas enrhumee--pareille a ces plantes qu'un animal auquel elles sont entierement unies nourrit d'aliments qu'il attrape, mange, digere pour elles et qu'il leur offre dans son dernier et tout assimilable residu, Francoise vivait avec nous en symbiose; c'est nous qui, avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d'elaborer les petites satisfactions d'amour-propre dont etait formee--en y ajoutant le droit reconnu d'exercer librement le culte du dejeuner suivant la coutume ancienne comportant la petite gorgee d'air a la fenetre quand il etait fini, quelque flanerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir sa niece--la part de contentement indispensable a sa vie. Aussi comprend-on que Francoise avait pu deperir, les premiers jours, en proie, dans une maison ou tous les titres honorifiques de mon pere n'etaient pas encore connus, a un mal qu'elle appelait elle-meme l'ennui, l'ennui dans ce sens energique qu'il a chez Corneille ou sous la plume des soldats qui finissent par se suicider parce qu'ils s'"ennuient" trop apres leur fiancee, leur village. L'ennui de Francoise avait ete vite gueri par Jupien precisement, car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffine que celui qu'elle aurait eu si nous nous etions decides a avoir une voiture.--"Du bien bon monde, ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent sur la figure." Jupien sut en effet comprendre et enseigner a tous que si nous n'avions pas d'equipage, c'est que nous ne voulions pas. Cet ami de Francoise vivait peu chez lui, ayant obtenu une place d'employe dans un ministere. Giletier d'abord avec la "gamine" que ma grand'mere avait prise pour sa fille, il avait perdu tout avantage a en exercer le metier quand la petite qui presque encore enfant savait deja tres bien recoudre une jupe, quand ma grand'mere etait allee autrefois faire une visite a Mme de Villeparisis, s'etait tournee vers la couture pour dames et etait devenue jupiere. D'abord "petite main" chez une couturiere, employee a faire un point, a recoudre un volant, a attacher un bouton ou une "pression", a ajuster un tour de taille avec des agrafes, elle avait vite passe deuxieme puis premiere, et s'etant faite une clientele de dames du meilleur monde, elle travaillait chez elle, c'est-a-dire dans notre cour, le plus souvent avec une ou deux de ses petites camarades de l'atelier qu'elle employait comme apprenties. Des lors la presence de Jupien avait ete moins utile. Sans doute la petite, devenue grande, avait encore souvent a faire des gilets. Mais aidee de ses amies elle n'avait besoin de personne. Aussi Jupien, son oncle, avait-il sollicite un emploi. Il fut libre d'abord de rentrer a midi, puis, ayant remplace definitivement celui qu'il secondait seulement, pas avant l'heure du diner. Sa "titularisation" ne se produisit heureusement que quelques semaines apres notre emmenagement, de sorte que la gentillesse de Jupien put s'exercer assez longtemps pour aider Francoise a franchir sans trop de souffrances les premiers temps difficiles. D'ailleurs, sans meconnaitre l'utilite qu'il eut ainsi pour Francoise a titre de "medicament de transition", je dois reconnaitre que Jupien ne m'avait pas plu beaucoup au premier abord. A quelques pas de distance, detruisant entierement l'effet qu'eussent produit sans cela ses grosses joues et son teint fleuri, ses yeux debordes par un regard compatissant, desole et reveur, faisaient penser qu'il etait tres malade ou venait d'etre frappe d'un grand deuil. Non seulement il n'en etait rien, mais des qu'il parlait, parfaitement bien d'ailleurs, il etait plutot froid et railleur. Il resultait de ce desaccord entre son regard et sa parole quelque chose de faux qui n'etait pas sympathique et par quoi il avait l'air lui-meme de se sentir aussi gene qu'un invite en veston dans une soiree ou tout le monde est en habit, ou que quelqu'un qui ayant a repondre a une Altesse ne sait pas au juste comment il faut lui parler et tourne la difficulte en reduisant ses phrases a presque rien. Celles de Jupien--car c'est pure comparaison--etaient au contraire charmantes. Correspondant peut-etre a cette inondation du visage par les yeux (a laquelle on ne faisait plus attention quand on le connaissait), je discernai vite en effet chez lui une intelligence rare et l'une des plus naturellement litteraires qu'il m'ait ete donne de connaitre, en ce sens que, sans culture probablement, il possedait ou s'etait assimile, rien qu'a l'aide de quelques livres hativement parcourus, les tours les plus ingenieux de la langue. Les gens les plus doues que j'avais connus etaient morts tres jeunes. Aussi etais-je persuade que la vie de Jupien finirait vite. Il avait de la bonte, de la pitie, les sentiments les plus delicats, les plus genereux. Son role dans la vie de Francoise avait vite cesse d'etre indispensable. Elle avait appris a le doubler. Meme quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l'air de ne pas s'occuper de lui, et en lui designant seulement d'un air detache une chaise, pendant qu'elle continuait son ouvrage, Francoise mettait si habilement a profit les quelques instants qu'il passait dans la cuisine, en attendant la reponse de maman, qu'il etait bien rare qu'il repartit sans avoir indestructiblement gravee en lui la certitude que "si nous n'en avions pas, c'est que nous ne voulions pas". Si elle tenait tant d'ailleurs a ce que l'on sut que nous avions "d'argent", (car elle ignorait l'usage de ce que Saint-Loup appelait les articles partitifs et disait: "avoir d'argent", "apporter d'eau"), a ce qu'on nous sut riches, ce n'est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fut aux yeux de Francoise le bien supreme, mais la vertu sans la richesse n'etait pas non plus son ideal. La richesse etait pour elle comme une condition necessaire de la vertu, a defaut de laquelle la vertu serait sans merite et sans charme. Elle les separait si peu qu'elle avait fini par preter a chacune les qualites de l'autre, a exiger quelque confortable dans la vertu, a reconnaitre quelque chose d'edifiant dans la richesse. Une fois la fenetre refermee, assez rapidement--sans cela, maman lui eut, parait-il, "raconte toutes les injures imaginables"--Francoise commencait en soupirant a ranger la table de la cuisine. --Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j'avais un ami qui y avait travaille; il etait second cocher chez eux. Et je connais quelqu'un, pas mon copain alors, mais son beau-frere, qui avait fait son temps au regiment avec un piqueur du baron de Guermantes. "Et apres tout allez-y donc, c'est pas mon pere!" ajoutait le valet de chambre qui avait l'habitude, comme il fredonnait les refrains de l'annee, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles. Francoise, avec la fatigue de ses yeux de femme deja agee et qui d'ailleurs voyaient tout de Combray, dans un vague lointain, distingua non la plaisanterie qui etait dans ces mots, mais qu'il devait y en avoir une, car ils n'etaient pas en rapport avec la suite du propos, et avaient ete lances avec force par quelqu'un qu'elle savait farceur. Aussi sourit-elle d'un air bienveillant et ebloui et comme si elle disait: "Toujours le meme, ce Victor!" Elle etait du reste heureuse, car elle savait qu'entendre des traits de ce genre se rattache de loin a ces plaisirs honnetes de la societe pour lesquels dans tous les mondes on se depeche de faire toilette, on risque de prendre froid. Enfin elle croyait que le valet de chambre etait un ami pour elle car il ne cessait de lui denoncer avec indignation les mesures terribles que la Republique allait prendre contre le clerge. Francoise n'avait pas encore compris que les plus cruels de nos adversaires ne sont pas ceux qui nous contredisent et essayent de nous persuader, mais ceux qui grossissent ou inventent les nouvelles qui peuvent nous desoler, en se gardant bien de leur donner une apparence de justification qui diminuerait notre peine et nous donnerait peut-etre une legere estime pour un parti qu'ils tiennent a nous montrer, pour notre complet supplice, a la fois atroce et triomphant. "La duchesse doit etre alliancee avec tout ca, dit Francoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau a l'andante. Je ne sais plus qui m'a dit qu'un de ceux-la avait marie une cousine au Duc. En tout cas c'est de la meme "parenthese". C'est une grande famille que les Guermantes!" ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille a la fois sur le nombre de ses membres et l'eclair de son illustration, comme Pascal la verite de la Religion sur la Raison et l'autorite des Ecritures. Car n'ayant que ce seul mot de "grand" pour les deux choses, il lui semblait qu'elles n'en formaient qu'une seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, presentant ainsi par endroit un defaut et qui projetait de l'obscurite jusque dans la pensee de Francoise. "Je me demande si ce serait pas euss qui ont leur chateau a Guermantes, a dix lieues de Combray, alors ca doit etre parent aussi a leur cousine d'Alger. (Nous nous demandames longtemps ma mere et moi qui pouvait etre cette cousine d'Alger, mais nous comprimes enfin que Francoise entendait par le nom d'Alger la ville d'Angers. Ce qui est lointain peut nous etre plus connu que ce qui est proche. Francoise, qui savait le nom d'Alger a cause d'affreuses dattes que nous recevions au jour de l'an, ignorait celui d'Angers. Son langage, comme la langue francaise elle-meme, et surtout la toponymie, etait parseme d'erreurs.) Je voulais en causer a leur maitre d'hotel.--Comment donc qu'on lui dit?" s'interrompit-elle comme se posant une question de protocole; elle se repondit a elle-meme: "Ah oui! c'est Antoine qu'on lui dit", comme si Antoine avait ete un titre. "C'est lui qu'aurait pu m'en dire, mais c'est un vrai seigneur, un grand pedant, on dirait qu'on lui a coupe la langue ou qu'il a oublie d'apprendre a parler. Il ne vous fait meme pas reponse quand on lui cause", ajoutait Francoise qui disait: "faire reponse", comme Mme de Sevigne. "Mais, ajouta-t-elle sans sincerite, du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m'occupe pas de celle des autres. En tout cas tout ca n'est pas catholique. Et puis c'est pas un homme courageux (cette appreciation aurait pu faire croire que Francoise avait change d'avis sur la bravoure qui, selon elle, a Combray, ravalait les hommes aux animaux feroces, mais il n'en etait rien. Courageux signifiait seulement travailleur). On dit aussi qu'il est voleur comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les employes partent, rapport a la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tete a la Duchesse. Mais on peut bien dire que c'est un vrai feignant que cet Antoine, et son "Antoinesse" ne vaut pas mieux que lui", ajoutait Francoise qui, pour trouver au nom d'Antoine un feminin qui designat la femme du maitre d'hotel, avait sans doute dans sa creation grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore pres de Notre-Dame une rue appelee rue Chanoinesse, nom qui lui avait ete donne (parce qu'elle n'etait habitee que par des chanoines) par ces Francais de jadis, dont Francoise etait, en realite, la contemporaine. On avait d'ailleurs, immediatement apres, un nouvel exemple de cette maniere de former les feminins, car Francoise ajoutait: --Mais sur et certain que c'est a la Duchesse qu'est le chateau de Guermantes. Et c'est elle dans le pays qu'est madame la mairesse. C'est quelque chose. --Je comprends que c'est quelque chose, disait avec conviction le valet de pied, n'ayant pas demele l'ironie. --Penses-tu, mon garcon, que c'est quelque chose? mais pour des gens comme "euss", etre maire et mairesse c'est trois fois rien. Ah! si c'etait a moi le chateau de Guermantes, on ne me verrait pas souvent a Paris. Faut-il tout de meme que des maitres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idees pour rester dans cette miserable ville plutot que non pas aller a Combray des l'instant qu'ils sont libres de le faire et que personne les retient. Qu'est-ce qu'ils attendent pour prendre leur retraite puisqu'ils ne manquent de rien; d'etre morts? Ah! si j'avais seulement du pain sec a manger et du bois pour me chauffer l'hiver, il y a beau temps que je serais chez moi dans la pauvre maison de mon frere a Combray. La-bas on se sent vivre au moins, on n'a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter a plus de deux lieues. --Ca doit etre vraiment beau, madame, s'ecriait le jeune valet de pied avec enthousiasme, comme si ce dernier trait avait ete aussi particulier a Combray que la vie en gondole a Venise. D'ailleurs, plus recent dans la maison que le valet de chambre, il parlait a Francoise des sujets qui pouvaient interesser non lui-meme, mais elle. Et Francoise, qui faisait la grimace quand on la traitait de cuisiniere, avait pour le valet de pied qui disait, en parlant d'elle, "la gouvernante", la bienveillance speciale qu'eprouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnes qui leur donnent de l'Altesse. --Au moins on sait ce qu'on fait et dans quelle saison qu'on vit. Ce n'est pas comme ici qu'il n'y aura pas plus un mechant bouton d'or a la sainte Paques qu'a la Noel, et que je ne distingue pas seulement un petit angelus quand je leve ma vieille carcasse. La-bas on entend chaque heure, ce n'est qu'une pauvre cloche, mais tu te dis: "Voila mon frere qui rentre des champs", tu vois le jour qui baisse, on sonne pour les biens de la terre, tu as le temps de te retourner avant d'allumer ta lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu'on ne pourrait seulement pas plus dire que les betes ce qu'on a fait. --Il parait que Meseglise aussi c'est bien joli, madame, interrompit le jeune valet de pied au gre de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenait par hasard de nous avoir entendus parler a table de Meseglise. --Oh! Meseglise, disait Francoise avec le large sourire qu'on amenait toujours sur ses levres quand on prononcait ces noms de Meseglise, de Combray, de Tansonville. Ils faisaient tellement partie de sa propre existence qu'elle eprouvait a les rencontrer au dehors, a les entendre dans une conversation, une gaiete assez voisine de celle qu'un professeur excite dans sa classe en faisant allusion a tel personnage contemporain dont ses eleves n'auraient pas cru que le nom put jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-la etaient pour elle quelque chose qu'ils n'etaient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de l'esprit, parce qu'elle retrouvait en eux beaucoup d'elle-meme. --Oui, tu peux le dire, mon fils, c'est assez joli Meseglise, reprenait-elle en riant finement; mais comment que tu en as eu entendu causer, toi, de Meseglise? --Comment que j'ai entendu causer de Meseglise? mais c'est bien connu; on m'en a cause et meme souventes fois cause, repondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui, chaque fois que nous cherchons a nous rendre compte objectivement de l'importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous mettent dans l'impossibilite d'y reussir. --Ah! je vous reponds qu'il fait meilleur la sous les cerisiers que pres du fourneau. Elle leur parlait meme d'Eulalie comme d'une bonne personne. Car depuis qu'Eulalie etait morte, Francoise avait completement oublie qu'elle l'avait peu aimee durant sa vie comme elle aimait peu toute personne qui n'avait rien a manger chez soi, qui "crevait la faim", et venait ensuite, comme une propre a rien, grace a la bonte des riches, "faire des manieres". Elle ne souffrait plus de ce qu'Eulalie eut si bien su se faire chaque semaine "donner la piece" par ma tante. Quant a celle-ci, Francoise ne cessait de chanter ses louanges. --Mais c'est a Combray meme, chez une cousine de Madame, que vous etiez, alors? demandait le jeune valet de pied. --Oui, chez Mme Octave, ah! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et ou il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, une bonne femme, vous pouvez dire, qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, que vous pouviez arriver diner a cinq, a six, ce n'etait pas la viande qui manquait et de premiere qualite encore, et vin blanc, et vin rouge, tout ce qu'il fallait. (Francoise employait le verbe plaindre dans le meme sens que fait La Bruyere.) Tout etait toujours a ses depens, meme si la famille, elle restait des mois et _an_-nees. (Cette reflexion n'avait rien de desobligeant pour nous, car Francoise etait d'un temps ou "depens" n'etait pas reserve au style judiciaire et signifiait seulement depense.) Ah! je vous reponds qu'on ne partait pas de la avec la faim. Comme M. le cure nous l'a eu fait ressortir bien des fois, s'il y a une femme qui peut compter d'aller pres du bon Dieu, sur et certain que c'est elle. Pauvre Madame, je l'entends encore qui me disait de sa petite voix: "Francoise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais." Bien sur que c'etait pas pour elle. Vous l'auriez vue, elle ne pesait pas plus qu'un paquet de cerises; il n'y en avait pas. Elle ne voulait pas me croire, elle ne voulait jamais aller au medecin. Ah! ce n'est pas la-bas qu'on aurait rien mange a la va vite. Elle voulait que ses domestiques soient bien nourris. Ici, encore ce matin, nous n'avons pas seulement eu le temps de casser la croute. Tout se fait a la sauvette. Elle etait surtout exasperee par les biscottes de pain grille que mangeait mon pere. Elle etait persuadee qu'il en usait pour faire des manieres et la faire "valser". "Je peux dire, approuvait le jeune valet de pied, que j'ai jamais vu ca!" Il le disait comme s'il avait tout vu et si en lui les enseignements d'une experience millenaire s'etendaient a tous les pays et a leurs usages parmi lesquels ne figurait nulle part celui du pain grille. "Oui, oui, grommelait le maitre d'hotel, mais tout cela pourrait bien changer, les ouvriers doivent faire une greve au Canada et le ministre a dit l'autre soir a Monsieur qu'il a touche pour ca deux cent mille francs." Le maitre d'hotel etait loin de l'en blamer, non qu'il ne fut lui-meme parfaitement honnete, mais croyant tous les hommes politiques vereux, le crime de concussion lui paraissait moins grave que le plus leger delit de vol. Il ne se demandait meme pas s'il avait bien entendu cette parole historique et il n'etait pas frappe de l'invraisemblance qu'elle eut ete dite par le coupable lui-meme a mon pere, sans que celui-ci l'eut mis dehors. Mais la philosophie de Combray empechait que Francoise put esperer que les greves du Canada eussent une repercussion sur l'usage des biscottes: "Tant que le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y aura des maitres pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs caprices." En depit de la theorie de cette trotte perpetuelle; depuis un quart d'heure ma mere, qui n'usait probablement pas des memes mesures que Francoise pour apprecier la longueur du dejeuner de celle-ci, disait: "Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien faire, voila plus de deux heures qu'ils sont a table." Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Francoise, son valet de pied, le maitre d'hotel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer a venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s'accordent quand un concert va bientot recommencer et qu'on sent qu'il n'y aura plus que quelques minutes d'entr'acte. Aussi quand, les coups commencant a se repeter et a devenir plus insistants, nos domestiques se mettaient a y prendre garde et estimant qu'ils n'avaient plus beaucoup de temps devant eux et que la reprise du travail etait proche, a un tintement de la sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et, prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte; Francoise, apres quelques reflexions sur nous, telles que "ils ont surement la bougeotte", montait ranger ses affaires dans son sixieme, et le maitre d'hotel ayant ete chercher du papier a lettres dans ma chambre expediait rapidement sa correspondance privee. Malgre l'air de morgue de leur maitre d'hotel, Francoise avait pu, des les premiers jours, m'apprendre que les Guermantes n'habitaient pas leur hotel en vertu d'un droit immemorial, mais d'une location assez recente, et que le jardin sur lequel il donnait du cote que je ne connaissais pas etait assez petit, et semblable a tous les jardins contigus; et je sus enfin qu'on n'y voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifie, ni sauvoir, ni colombier a piliers, ni four banal, ni grange a nef, ni chatelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que peages, ni aiguilles, chartes, murales ou montjoies. Mais comme Elstir, quand la baie de Balbec ayant perdu son mystere, etant devenue pour moi une partie quelconque interchangeable avec toute autre des quantites d'eau salee qu'il y a sur le globe, lui avait tout d'un coup rendu une individualite en me disant que c'etait le golfe d'opale de Whistler dans ses harmonies bleu argent, ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Francoise la derniere demeure issue de lui, quand un vieil ami de mon pere nous dit un jour en parlant de la duchesse: "Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la premiere maison du faubourg Saint-Germain." Sans doute le premier salon, la premiere maison du faubourg Saint-Germain, c'etait bien peu de chose aupres des autres demeures que j'avais successivement revees. Mais enfin celle-ci encore, et ce devait etre la derniere, avait quelque chose, si humble ce fut-il, qui etait, au dela de sa propre matiere, une differenciation secrete. Et cela m'etait d'autant plus necessaire de pouvoir chercher dans le "salon" de Mme de Guermantes, dans ses amis, le mystere de son nom, que je ne le trouvais pas dans sa personne quand je la voyais sortir le matin a pied ou l'apres-midi en voiture. Certes deja, dans l'eglise de Combray, elle m'etait apparue dans l'eclair d'une metamorphose avec des joues irreductibles, impenetrables a la couleur du nom de Guermantes, et des apres-midi au bord de la Vivonne, a la place de mon reve foudroye, comme un cygne ou un saule en lequel a ete change un Dieu ou une nymphe et qui desormais soumis aux lois de la nature glissera dans l'eau ou sera agite par le vent. Pourtant ces reflets evanouis, a peine les avais-je quittes qu'ils s'etaient reformes comme les reflets roses et verts du soleil couche, derriere la rame qui les a brises, et dans la solitude de ma pensee le nom avait eu vite fait de s'approprier le souvenir du visage. Mais maintenant souvent je la voyais a sa fenetre, dans la cour, dans la rue; et moi du moins si je ne parvenais pas a integrer en elle le nom de Guermantes, a penser qu'elle etait Mme de Guermantes, j'en accusais l'impuissance de mon esprit a aller jusqu'au bout de l'acte que je lui demandais; mais elle, notre voisine, elle semblait commettre la meme erreur; bien plus, la commettre sans trouble, sans aucun de mes scrupules, sans meme le soupcon que ce fut une erreur. Ainsi Mme de Guermantes montrait dans ses robes le meme souci de suivre la mode que si, se croyant devenue une femme comme les autres, elle avait aspire a cette elegance de la toilette dans laquelle des femmes quelconques pouvaient l'egaler, la surpasser peut-etre; je l'avais vue dans la rue regarder avec admiration une actrice bien habillee; et le matin, au moment ou elle allait sortir a pied, comme si l'opinion des passants dont elle faisait ressortir la vulgarite en promenant familierement au milieu d'eux sa vie inaccessible, pouvait etre un tribunal pour elle, je pouvais l'apercevoir devant sa glace, jouant avec une conviction exempte de dedoublement et d'ironie, avec passion, avec mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a accepte de representer une soubrette dans une comedie de cour, ce role, si inferieur a elle, de femme elegante; et dans l'oubli mythologique de sa grandeur native, elle regardait si sa voilette etait bien tiree, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait tous les mouvements de son espece animale, garde ses yeux peints des deux cotes de son bec sans y mettre de regards et se jette tout d'un coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu'il est un Dieu. Mais comme le voyageur, decu par le premier aspect d'une ville, se dit qu'il en penetrera peut-etre le charme en en visitant les musees, en liant connaissance avec le peuple, en travaillant dans les bibliotheques, je me disais que si j'avais ete recu chez Mme de Guermantes, si j'etais de ses amis, si je penetrais dans son existence, je connaitrais ce que sous son enveloppe orangee et brillante son nom enfermait reellement, objectivement, pour les autres, puisque enfin l'ami de mon pere avait dit que le milieu des Guermantes etait quelque chose d'a part dans le faubourg Saint-Germain. La vie que je supposais y etre menee derivait d'une source si differente de l'experience, et me semblait devoir etre si particuliere, que je n'aurais pu imaginer aux soirees de la duchesse la presence de personnes que j'eusse autrefois frequentees, de personnes reelles. Car ne pouvant changer subitement de nature, elles auraient tenu la des propos analogues a ceux que je connaissais; leurs partenaires se seraient peut-etre abaisses a leur repondre dans le meme langage humain; et pendant une soiree dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, il y aurait eu des instants identiques a des instants que j'avais deja vecus: ce qui etait impossible. Il est vrai que mon esprit etait embarrasse par certaines difficultes, et la presence du corps de Jesus-Christ dans l'hostie ne me semblait pas un mystere plus obscur que ce premier salon du Faubourg situe sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de demarcation qui me separait du faubourg Saint-Germain, pour etre seulement ideale, ne m'en semblait que plus reelle; je sentais bien que c'etait deja le Faubourg, le paillasson des Guermantes etendu de l'autre cote de cet Equateur et dont ma mere avait ose dire, l'ayant apercu comme moi, un jour que leur porte etait ouverte, qu'il etait en bien mauvais etat. Au reste, comment leur salle a manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenetre de notre cuisine, ne m'auraient-ils pas semble posseder le charme mysterieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d'une facon essentielle, y etre geographiquement situes, puisque avoir ete recu dans cette salle a manger, c'etait etre alle dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respire l'atmosphere, puisque ceux qui, avant d'aller a table, s'asseyaient a cote de Mme de Guermantes sur le canape de cuir de la galerie, etaient tous du faubourg Saint-Germain? Sans doute, ailleurs que dans le Faubourg, dans certaines soirees, on pouvait voir parfois tronant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des elegants l'un de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour a tour quand on cherche a se les representer l'aspect d'un tournoi et d'une foret domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il n'y avait qu'eux. Ils etaient, en une matiere precieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. Meme pour les reunions familieres, ce n'etait que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les diners de douze personnes, assembles autour de la nappe servie, ils etaient comme les statues d'or des apotres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consecrateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s'etendait entre de hautes murailles, derriere l'hotel, et ou l'ete Mme de Guermantes faisait apres diner servir des liqueurs et l'orangeade; comment n'aurais-je pas pense que s'asseoir, entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises de fer--douees d'un aussi grand pouvoir que le canape de cuir--sans respirer les brises particulieres au faubourg Saint-Germain, etait aussi impossible que de faire la sieste dans l'oasis de Figuig, sans etre par cela meme en Afrique? Il n'y a que l'imagination et la croyance qui peuvent differencier des autres certains objets, certains etres, et creer une atmosphere. Helas! ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiosites locales, ces ouvrages d'art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donne de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant de la haute mer (et sans espoir d'y jamais aborder) comme un minaret avance, comme un premier palmier, comme le commencement de l'industrie ou de la vegetation exotiques, le paillasson use du rivage. Mais si l'hotel de Guermantes commencait pour moi a la porte de son vestibule, ses dependances devaient s'etendre beaucoup plus loin au jugement du duc qui, tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquereurs de biens nationaux, dont l'opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit a sa fenetre, descendait dans la cour, selon qu'il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston ecossais de couleur rare, a longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu'il avait achete. Plus d'une fois meme le cheval abima la devanture de Jupien, lequel indigna le duc en demandant une indemnite. "Quand ce ne serait qu'en consideration de tout le bien que madame la Duchesse fait dans la maison et dans la paroisse, disait M. de Guermantes, c'est une infamie de la part de ce quidam de nous reclamer quelque chose." Mais Jupien avait tenu bon, paraissant ne pas du tout savoir quel "bien" avait jamais fait la duchesse. Pourtant elle en faisait, mais, comme on ne peut l'etendre sur tout le monde, le souvenir d'avoir comble l'un est une raison pour s'abstenir a l'egard d'un autre chez qui on excite d'autant plus de mecontentement. A d'autres points de vue d'ailleurs que celui de la bienfaisance, le quartier ne paraissait au duc--et cela jusqu'a de grandes distances--qu'un prolongement de sa cour, une piste plus etendue pour ses chevaux. Apres avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes, le piqueur courant le long de la voiture en tenant les guides, le faisant passer et repasser devant le duc arrete sur le trottoir, debout, geant, enorme, habille de clair, le cigare a la bouche, la tete en l'air, le monocle curieux, jusqu'au moment ou il sautait sur le siege, menait le cheval lui-meme pour l'essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maitresse aux Champs-Elysees. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour a deux couples qui tenaient plus ou moins a son monde: un menage de cousins a lui, qui, comme les menages d'ouvriers, n'etait jamais a la maison pour soigner les enfants, car des le matin la femme partait a la "Schola" apprendre le contrepoint et la fugue et le mari a son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repousses; puis le baron et la baronne de Norpois, habilles toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller a l'eglise. Ils etaient les neveux de l'ancien ambassadeur que nous connaissions et que justement mon pere avait rencontre sous la voute de l'escalier mais sans comprendre d'ou il venait; car mon pere pensait qu'un personnage aussi considerable, qui s'etait trouve en relation avec les hommes les plus eminents de l'Europe et etait probablement fort indifferent a de vaines distinctions aristocratiques, ne devait guere frequenter ces nobles obscurs, clericaux et bornes. Ils habitaient depuis peu dans la maison; Jupien etant venu dire un mot dans la cour au mari qui etait en train de saluer M. de Guermantes, l'appela "M. Norpois", ne sachant pas exactement son nom. --Ah! monsieur Norpois, ah! c'est vraiment trouve! Patience! bientot ce particulier vous appellera citoyen Norpois! s'ecria, en se tournant vers le baron, M. de Guermantes. Il pouvait enfin exhaler sa mauvaise humeur contre Jupien qui lui disait "Monsieur" et non "Monsieur le Duc". Un jour que M. de Guermantes avait besoin d'un renseignement qui se rattachait a la profession de mon pere, il s'etait presente lui-meme avec beaucoup de grace. Depuis il avait souvent quelque service de voisin a lui demander, et des qu'il l'apercevait en train de descendre l'escalier tout en songeant a quelque travail et desireux d'eviter toute rencontre, le duc quittait ses hommes d'ecuries, venait a mon pere dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilite heritee des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant meme pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu'il ne lui marchandait pas le contact de sa chair precieuse, il le menait en laisse, fort ennuye et ne pensant qu'a s'echapper, jusqu'au dela de la porte cochere. Il nous avait fait de grands saluts un jour qu'il nous avait croises au moment ou il sortait en voiture avec sa femme; il avait du lui dire mon nom, mais quelle chance y avait-il pour qu'elle se le fut rappele, ni mon visage? Et puis quelle pietre recommandation que d'etre designe seulement comme etant un de ses locataires! Une plus importante eut ete de rencontrer la duchesse chez Mme de Villeparisis qui justement m'avait fait demander par ma grand'mere d'aller la voir, et, sachant que j'avais eu l'intention de faire de la litterature, avait ajoute que je rencontrerais chez elle des ecrivains. Mais mon pere trouvait que j'etais encore bien jeune pour aller dans le monde et, comme l'etat de ma sante ne laissait pas de l'inquieter, il ne tenait pas a me fournir des occasions inutiles de sorties nouvelles. Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Francoise, j'entendis nommer quelques-uns des salons ou elle allait, mais je ne me les representais pas: du moment qu'ils etaient une partie de sa vie, de sa vie que je ne voyais qu'a travers son nom, n'etaient-ils pas inconcevables? --Il y a ce soir grande soiree d'ombres chinoises chez la princesse de Parme, disait le valet de pied, mais nous n'irons pas, parce que, a cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller passer deux jours chez le duc d'Aumale, mais c'est la femme de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici. Elle ne sera pas contente, la princesse de Parme, elle a ecrit plus de quatre fois a Madame la Duchesse. --Alors vous n'etes plus pour aller au chateau de Guermantes cette annee? --C'est la premiere fois que nous n'y serons pas: a cause des rhumatismes a Monsieur le Duc, le docteur a defendu qu'on y retourne avant qu'il y ait un calorifere, mais avant ca tous les ans on y etait pour jusqu'en janvier. Si le calorifere n'est pas pret, peut-etre Madame ira quelques jours a Cannes chez la duchesse de Guise, mais ce n'est pas encore sur. --Et au theatre, est-ce que vous y allez? --Nous allons quelquefois a l'Opera, quelquefois aux soirees d'abonnement de la princesse de Parme, c'est tous les huit jours; il parait que c'est tres chic ce qu'on voit: il y a pieces, opera, tout. Madame la Duchesse n'a pas voulu prendre d'abonnements mais nous y allons tout de meme une fois dans une loge d'une amie a Madame, une autre fois dans une autre, souvent dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin a Monsieur le Duc. C'est la soeur au duc de Baviere. --Et alors vous remontez comme ca chez vous, disait le valet de pied qui, bien qu'identifie aux Guermantes, avait cependant des _maitres_ en general une notion politique qui lui permettait de traiter Francoise avec autant de respect que si elle avait ete placee chez une duchesse. Vous etes d'une bonne sante, madame. --Ah! ces maudites jambes! En plaine encore ca va bien (en plaine voulait dire dans la cour, dans les rues ou Francoise ne detestait pas de se promener, en un mot en terrain plat), mais ce sont ces satanes escaliers. Au revoir, monsieur, on vous verra peut-etre encore ce soir. Elle desirait d'autant plus causer encore avec le valet de pied qu'il lui avait appris que les fils des ducs portent souvent un titre de prince qu'ils gardent jusqu'a la mort de leur pere. Sans doute le culte de la noblesse, mele et s'accommodant d'un certain esprit de revolte contre elle, doit, hereditairement puise sur les glebes de France, etre bien fort en son peuple. Car Francoise, a qui on pouvait parler du genie de Napoleon ou de la telegraphie sans fil sans reussir a attirer son attention et sans qu'elle ralentit un instant les mouvements par lesquels elle retirait les cendres de la cheminee ou mettait le couvert, si seulement elle apprenait ces particularites et que le fils cadet du duc de Guermantes s'appelait generalement le prince d'Oleron, s'ecriait: "C'est beau ca!" et restait eblouie comme devant un vitrail. Francoise apprit aussi par le valet de chambre du prince d'Agrigente, qui s'etait lie avec elle en venant souvent porter des lettres chez la duchesse, qu'il avait, en effet, fort entendu parler dans le monde du mariage du marquis de Saint-Loup avec Mlle d'Ambresac et que c'etait presque decide. Cette villa, cette baignoire, ou Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins feeriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-Baviere, differenciaient de toutes les autres les villegiatures ou se rendait la duchesse, les fetes quotidiennes que le sillage de sa voiture reliaient a son hotel. S'ils me disaient qu'en ces villegiatures, en ces fetes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m'apportaient sur elle aucun eclaircissement. Elles donnaient chacune a la vie de la duchesse une determination differente, mais ne faisaient que la changer de mystere sans qu'elle laissat rien evaporer du sien, qui se deplacait seulement, protege par une cloison, enferme dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait dejeuner devant la Mediterranee a l'epoque de Carnaval, mais, dans la villa de Mme de Guise, ou la reine de la societe parisienne n'etait plus, dans sa robe de pique blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu'une invitee pareille aux autres, et par la plus emouvante encore pour moi, plus elle-meme d'etre renouvelee comme une etoile de la danse qui, dans la fantaisie d'un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses soeurs, elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais a une soiree de la princesse de Parme, ecouter la tragedie ou l'opera, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes. Comme nous localisons dans le corps d'une personne toutes les possibilites de sa vie, le souvenir des etres qu'elle connait et qu'elle vient de quitter, ou s'en va rejoindre, si, ayant appris par Francoise que Mme de Guermantes irait a pied dejeuner chez la princesse de Parme, je la voyais vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin chair, au-dessus de laquelle son visage etait de la meme nuance, comme un nuage au soleil couchant, c'etait tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain que je voyais tenir devant moi, sous ce petit volume, comme dans une coquille, entre ces valves glacees de nacre rose. Mon pere avait au ministere un ami, un certain A.J. Moreau, lequel, pour se distinguer des autres Moreau, avait soin de toujours faire preceder son nom de ces deux initiales, de sorte qu'on l'appelait, pour abreger, A.J. Or, je ne sais comment cet A.J. se trouva possesseur d'un fauteuil pour une soiree de gala a l'Opera; il l'envoya a mon pere et, comme la Berma que je n'avais plus vue jouer depuis ma premiere deception devait jouer un acte de _Phedre_, ma grand'mere obtint que mon pere me donnat cette place. A vrai dire je n'attachais aucun prix a cette possibilite d'entendre la Berma qui, quelques annees auparavant, m'avait cause tant d'agitation. Et ce ne fut pas sans melancolie que je constatai mon indifference a ce que jadis j'avais prefere a la sante, au repos. Ce n'est pas que fut moins passionne qu'alors mon desir de pouvoir contempler de pres les parcelles precieuses de realite qu'entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d'une grande actrice; depuis mes visites chez Elstir, c'est sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j'avais reporte la foi interieure que j'avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma; ma foi, mon desir ne venant plus rendre a la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le "double" que je possedais d'eux, dans mon coeur, avait deperi peu a peu comme ces autres "doubles" des trepasses de l'ancienne Egypte qu'il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie. Cet art etait devenu mince et minable. Aucune ame profonde ne l'habitait plus. Au moment ou, profitant du billet recu par mon pere, je montais le grand escalier de l'Opera, j'apercus devant moi un homme que je pris d'abord pour M. de Charlus duquel il avait le maintien; quand il tourna la tete pour demander un renseignement a un employe, je vis que je m'etais trompe, mais je n'hesitai pas cependant a situer l'inconnu dans la meme classe sociale d'apres la maniere non seulement dont il etait habille, mais encore dont il parlait au controleur et aux ouvreuses qui le faisaient attendre. Car, malgre les particularites individuelles, il y avait encore a cette epoque, entre tout homme gommeux et riche de cette partie de l'aristocratie et tout homme gommeux et riche du monde de la finance ou de la haute industrie, une difference tres marquee. La ou l'un de ces derniers eut cru affirmer son chic par un ton tranchant, hautain, a l'egard d'un inferieur, le grand seigneur, doux, souriant, avait l'air de considerer, d'exercer l'affectation de l'humilite et de la patience, la feinte d'etre l'un quelconque des spectateurs, comme un privilege de sa bonne education. Il est probable qu'a le voir ainsi dissimulant sous un sourire plein de bonhomie le seuil infranchissable du petit univers special qu'il portait en lui, plus d'un fils de riche banquier, entrant a ce moment au theatre, eut pris ce grand seigneur pour un homme de peu, s'il ne lui avait trouve une etonnante ressemblance avec le portrait, reproduit recemment par les journaux illustres, d'un neveu de l'empereur d'Autriche, le prince de Saxe, qui se trouvait justement a Paris en ce moment. Je le savais grand ami des Guermantes. En arrivant moi-meme pres du controleur, j'entendis le prince de Saxe, ou suppose tel, dire en souriant: "Je ne sais pas le numero de la loge, c'est sa cousine qui m'a dit que je n'avais qu'a demander sa loge." Il etait peut-etre le prince de Saxe; c'etait peut-etre la duchesse de Guermantes (que dans ce cas je pourrais apercevoir en train de vivre un des moments de sa vie inimaginable, dans la baignoire de sa cousine) que ses yeux voyaient en pensee quand il disait: "sa cousine qui m'a dit que je n'avais qu'a demander sa loge", si bien que ce regard souriant et particulier, et ces mots si simples, me caressaient le coeur (bien plus que n'eut fait une reverie abstraite), avec les antennes alternatives d'un bonheur possible et d'un prestige incertain. Du moins, en disant cette phrase au controleur, il embranchait sur une vulgaire soiree de ma vie quotidienne un passage eventuel vers un monde nouveau; le couloir qu'on lui designa apres avoir prononce le mot de baignoire, et dans lequel il s'engagea, etait humide et lezarde et semblait conduire a des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux. Je n'avais devant moi qu'un monsieur en habit qui s'eloignait; mais je faisais jouer aupres de lui, comme avec un reflecteur maladroit, et sans reussir a l'appliquer exactement sur lui, l'idee qu'il etait le prince de Saxe et allait voir la duchesse de Guermantes. Et, bien qu'il fut seul, cette idee exterieure a lui, impalpable, immense et saccadee comme une projection, semblait le preceder et le conduire comme cette Divinite, invisible pour le reste des hommes, qui se tient aupres du guerrier grec. Je gagnai ma place, tout en cherchant a retrouver un vers de _Phedre_ dont je ne me souvenais pas exactement. Tel que je me le recitais, il n'avait pas le nombre de pieds voulus, mais comme je n'essayai pas de les compter, entre son desequilibre et un vers classique il me semblait qu'il n'existait aucune commune mesure. Je n'aurais pas ete etonne qu'il eut fallu oter plus de six syllabes a cette phrase monstrueuse pour en faire un vers de douze pieds. Mais tout a coup je me le rappelai, les irreductibles asperites d'un monde inhumain s'aneantirent magiquement; les syllabes du vers remplirent aussitot la mesure d'un alexandrin, ce qu'il avait de trop se degagea avec autant d'aisance et de souplesse qu'une bulle d'air qui vient crever a la surface de l'eau. Et en effet cette enormite avec laquelle j'avais lutte n'etait qu'un seul pied. Un certain nombre de fauteuils d'orchestre avaient ete mis en vente au bureau et achetes par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu'ils n'auraient pas d'autre occasion de voir de pres. Et c'etait bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachee qu'on pourrait considerer publiquement, car la princesse de Parme ayant place elle-meme parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle etait comme un salon ou chacun changeait de place, allait s'asseoir ici ou la, pres d'une amie. A cote de moi etaient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnes, voulaient montrer qu'ils etaient capables de les reconnaitre et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnes venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par la qu'ils ne faisaient pas attention aux pieces representees. Mais c'est le contraire qui avait lieu. Un etudiant genial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense qu'a ne pas salir ses gants, a ne pas gener, a se concilier le voisin que le hasard lui a donne, a poursuivre d'un sourire intermittent le regard fugace, a fuir d'un air impoli le regard rencontre d'une personne de connaissance qu'il a decouverte dans la salle et qu'apres mille perplexites il se decide a aller saluer au moment ou les trois coups, en retentissant avant qu'il soit arrive jusqu'a elle, le forcent a s'enfuir comme les Hebreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices qu'il a fait lever et dont il dechire les robes ou ecrase les bottines. Au contraire, c'etait parce que les gens du monde etaient dans leurs loges (derriere le balcon en terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eut ete enlevee, ou dans de petits cafes ou l'on va prendre une bavaroise, sans etre intimide par les glaces encadrees d'or, et les sieges rouges de l'etablissement du genre napolitain; c'est parce qu'ils posaient une main indifferente sur les futs dores des colonnes qui soutenaient ce temple de l'art lyrique, c'est parce qu'ils n'etaient pas emus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptees qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l'esprit libre pour ecouter la piece si seulement ils avaient eu de l'esprit. D'abord il n'y eut que de vagues tenebres ou on rencontrait tout d'un coup, comme le rayon d'une pierre precieuse qu'on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux celebres, ou, comme un medaillon d'Henri IV detache sur un fond noir, le profil incline du duc d'Aumale, a qui une dame invisible criait: "Que Monseigneur me permette de lui oter son pardessus", cependant que le prince repondait: "Mais voyons, comment donc, Madame d'Ambresac." Elle le faisait malgre cette vague defense et etait enviee par tous a cause d'un pareil honneur. Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches deites qui habitaient ces sombres sejours s'etaient refugiees contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et a mesure que le spectacle s'avancait, leurs formes vaguement humaines se detachaient mollement l'une apres l'autre des profondeurs de la nuit qu'elles tapissaient et, s'elevant vers le jour, laissaient emerger leurs corps demi-nus, et venaient s'arreter a la limite verticale et a la surface clair-obscur ou leurs brillants visages apparaissaient derriere le deferlement rieur, ecumeux et leger de leurs eventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmelees de perles que semblait avoir courbees l'ondulation du flux; apres commencaient les fauteuils d'orchestre, le sejour des mortels a jamais separe du sombre et transparent royaume auquel ca et la servaient de frontiere, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et reflechissant des deesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l'orchestre se peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l'optique et selon leur angle d'incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la realite exterieure auxquelles, sachant qu'elles ne possedent pas, si rudimentaire soit-elle, d'ame analogue a la notre, nous nous jugerions insenses d'adresser un sourire ou un regard: les mineraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deca, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient a tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosites de l'abime, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crane un galet poli sur lequel le flot avait ramene une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons; parfois le flot s'entr'ouvrait devant une nouvelle nereide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s'epanouir du fond de l'ombre; puis l'acte fini, n'esperant plus entendre les rumeurs melodieuses de la terre qui les avaient attirees a la surface, plongeant toutes a la fois, les diverses soeurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci leger d'apercevoir les oeuvres des hommes amenait les deesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus celebre etait le bloc de demi-obscurite connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes. Comme une grande deesse qui preside de loin aux jeux des divinites inferieures, la princesse etait restee volontairement un peu au fond sur un canape lateral, rouge comme un rocher de corail, a cote d'une large reverberation vitreuse qui etait probablement une glace et faisait penser a quelque section qu'un rayon aurait pratiquee, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ebloui des eaux. A la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande fleur blanche, duvetee comme une aile, descendait du front de la princesse le long d'une de ses joues dont elle suivait l'inflexion avec une souplesse coquette, amoureuse et vivante, et semblait l'enfermer a demi comme un oeuf rose dans la douceur d'un nid d'alcyon. Sur la chevelure de la princesse, et s'abaissant jusqu'a ses sourcils, puis reprise plus bas a la hauteur de sa gorge, s'etendait une resille faite de ces coquillages blancs qu'on peche dans certaines mers australes et qui etaient meles a des perles, mosaique marine a peine sortie des vagues qui par moment se trouvait plongee dans l'ombre au fond de laquelle, meme alors, une presence humaine etait revelee par la motilite eclatante des yeux de la princesse. La beaute qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la penombre n'etait pas tout entiere materiellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses epaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne delicieuse et inachevee de celle-ci etait l'exact point de depart, l'amorce inevitable de lignes invisibles en lesquelles l'oeil ne pouvait s'empecher de les prolonger, merveilleuses, engendrees autour de la femme comme le spectre d'une figure ideale projetee sur les tenebres. --C'est la princesse de Guermantes, dit ma voisine au monsieur qui etait avec elle, en ayant soin de mettre devant le mot princesse plusieurs _p_ indiquant que cette appellation etait risible. Elle n'a pas economise ses perles. Il me semble que si j'en avais autant, je n'en ferais pas un pareil etalage; je ne trouve pas que cela ait l'air comme il faut. Et cependant, en reconnaissant la princesse, tous ceux qui cherchaient a savoir qui etait dans la salle sentaient se relever dans leur coeur le trone legitime de la beaute. En effet, pour la duchesse de Luxembourg, pour Mme de Morienval, pour Mme de Saint-Euverte, pour tant d'autres, ce qui permettait d'identifier leur visage, c'etait la connexite d'un gros nez rouge avec un bec de lievre, ou de deux joues ridees avec une fine moustache. Ces traits etaient d'ailleurs suffisants pour charmer, puisque, n'ayant que la valeur conventionnelle d'une ecriture, ils donnaient a lire un nom celebre et qui imposait; mais aussi, ils finissaient par donner l'idee que la laideur a quelque chose d'aristocratique, et qu'il est indifferent que le visage d'une grande dame, s'il est distingue, soit beau. Mais comme certains artistes qui, au lieu des lettres de leur nom, mettent au bas de leur toile une forme belle par elle-meme, un papillon, un lezard, une fleur, de meme c'etait la forme d'un corps et d'un visage delicieux que la princesse apposait a l'angle de sa loge, montrant par la que la beaute peut etre la plus noble des signatures; car la presence de Mme de Guermantes, qui n'amenait au theatre que des personnes qui le reste du temps faisaient partie de son intimite, etait, aux yeux des amateurs d'aristocratie, le meilleur certificat d'authenticite du tableau que presentait sa baignoire, sorte d'evocation d'une scene de la vie familiere et speciale de la princesse dans ses palais de Munich et de Paris. Notre imagination etant comme un orgue de Barbarie detraque qui joue toujours autre chose que l'air indique, chaque fois que j'avais entendu parler de la princesse de Guermantes-Baviere, le souvenir de certaines oeuvres du XVIe siecle avait commence a chanter en moi. Il me fallait l'en depouiller maintenant que je la voyais, en train d'offrir des bonbons glaces a un gros monsieur en frac. Certes j'etais bien loin d'en conclure qu'elle et ses invites fussent des etres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce qu'ils faisaient la n'etait qu'un jeu, et que pour preluder aux actes de leur vie veritable (dont sans doute ce n'est pas ici qu'ils vivaient la partie importante) ils convenaient en vertu des rites ignores de moi, ils feignaient d'offrir et de refuser des bonbons, geste depouille de sa signification et regle d'avance comme le pas d'une danseuse qui tour a tour s'eleve sur sa pointe et tourne autour d'une echarpe. Qui sait? peut-etre au moment ou elle offrait ses bonbons, la Deesse disait-elle sur ce ton d'ironie (car je la voyais sourire): "Voulez-vous des bonbons?" Que m'importait? J'aurais trouve d'un delicieux raffinement la secheresse voulue, a la Merimee ou a la Meilhac, de ces mots adresses par une deesse a un demi-dieu qui, lui, savait quelles etaient les pensees sublimes que tous deux resumaient, sans doute pour le moment ou ils se remettraient a vivre leur vraie vie et qui, se pretant a ce jeu, repondait avec la meme mysterieuse malice: "Oui, je veux bien une cerise." Et j'aurais ecoute ce dialogue avec la meme avidite que telle scene du _Mari de la Debutante_, ou l'absence de poesie, de grandes pensees, choses si familieres pour moi et que je suppose que Meilhac eut ete mille fois capable d'y mettre, me semblait a elle seule une elegance, une elegance conventionnelle, et par la d'autant plus mysterieuse et plus instructive. --Ce gros-la, c'est le marquis de Ganancay, dit d'un air renseigne mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchote derriere lui. Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros oeil rond colle contre le verre du monocle, se deplacait lentement dans l'ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l'orchestre qu'un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derriere la cloison vitree d'un aquarium. Par moment il s'arretait, venerable, soufflant et moussu, et les spectateurs n'auraient pu dire s'il souffrait, dormait, nageait, etait en train de pondre ou respirait seulement. Personne n'excitait en moi autant d'envie que lui, a cause de l'habitude qu'il avait l'air d'avoir de cette baignoire et de l'indifference avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux tailles dans un diamant que semblaient bien fluidifier, a ces moments-la, l'intelligence et l'amitie, mais qui, quand ils etaient au repos, reduits a leur pure beaute materielle, a leur seul eclat mineralogique, si le moindre reflexe les deplacait legerement, incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains, horizontaux et splendides. Cependant, parce que l'acte de _Phedre_ que jouait la Berma allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire; alors, comme si elle-meme etait une apparition de theatre, dans la zone differente de lumiere qu'elle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la matiere de ses parures. Et dans la baignoire assechee, emergee, qui n'appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant d'etre une nereide apparut enturbannee de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragedienne costumee en Zaire ou peut-etre en Orosmane; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid d'alcyon qui protegeait tendrement la nacre rose de ses joues etait, douillet, eclatant et veloute, un immense oiseau de paradis. Cependant mes regards furent detournes de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vetue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s'asseoir a quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans melancolie qu'il ne me restait rien de mes dispositions d'autrefois quand, pour ne rien perdre du phenomene extraordinaire que j'aurais ete contempler au bout du monde, je tenais mon esprit prepare comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l'observation scrupuleuse d'une comete ou d'une eclipse; quand je tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de l'artiste, incident dans le public) empechat le spectacle de se produire dans son maximum d'intensite; quand j'aurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne m'etais pas rendu dans le theatre meme qui lui etait consacre comme un autel, ou me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les controleurs a oeillet blanc nommes par elle, le soubassement de la nef au-dessus d'un parterre plein de gens mal habilles, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions d'alors et qui m'en semblaient inseparables. _Phedre_, la "Scene de la Declaration", la Berma avaient alors pour moi une sorte d'existence absolue. Situees en retrait du monde de l'experience courante, elles existaient par elles-memes, il me fallait aller vers elles, je penetrerais d'elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon ame tout grands j'en absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agreable! l'insignifiance de celle que je menais n'avait aucune importance, pas plus que les moments ou on s'habille, ou on se prepare pour sortir, puisque au dela existait, d'une facon absolue, bonnes et difficiles a approcher, impossibles a posseder tout entieres, ces realites plus solides, _Phedre_, la maniere dont disait la Berma. Sature par ces reveries sur la perfection dans l'art dramatique desquelles on eut pu extraire alors une dose importante, si l'on avait dans ces temps-la analyse mon esprit a quelque minute du jour et peut-etre de la nuit que ce fut, j'etais comme une pile qui developpe son electricite. Et il etait arrive un moment ou malade, meme si j'avais cru en mourir, il aurait fallu que j'allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d'azur et qui de pres rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quitte le monde de l'absolu et n'etait plus qu'une chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que j'etais la, les artistes etaient des gens de meme essence que ceux que je connaissais, tachant de dire le mieux possible ces vers de _Phedre_ qui, eux, ne formaient plus une essence sublime et individuelle, separee de tout, mais des vers plus ou moins reussis, prets a rentrer dans l'immense matiere de vers francais ou ils etaient meles. J'en eprouvais un decouragement d'autant plus profond que si l'objet de mon desir tetu et agissant n'existait plus, en revanche les memes dispositions a une reverie fixe, qui changeait d'annee en annee, mais me conduisait a une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour ou, malade, je partais pour aller voir dans un chateau un tableau d'Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour ou j'avais du partir pour Venise, a celui ou j'etais alle entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d'avance je sentais que l'objet present de mon sacrifice me laisserait indifferent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer tres pres de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j'eusse en ce moment affronte tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l'instabilite de son objet la vanite de mon effort, et en meme temps son enormite a laquelle je n'avais pas cru, comme ces neurastheniques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer qu'ils sont fatigues. En attendant, ma songerie donnait du prestige a tout ce qui pouvait se rattacher a elle. Et meme dans mes desirs les plus charnels toujours orientes d'un certain cote, concentres autour d'un meme reve, j'aurais pu reconnaitre comme premier moteur une idee, une idee a laquelle j'aurais sacrifie ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes reveries pendant les apres-midi de lecture au jardin a Combray, etait l'idee de perfection. Je n'eus plus la meme indulgence qu'autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colere que j'avais remarquees alors dans le debit et le jeu d'Aricie, d'Ismene et d'Hippolyte. Ce n'est pas que ces artistes--c'etaient les memes--ne cherchassent toujours avec la meme intelligence a donner ici a leur voix une inflexion caressante ou une ambiguite calculee, la a leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient a cette voix: "Sois douce, chante comme un rossignol, caresse"; ou au contraire: "Fais-toi furieuse", et alors se precipitaient sur elle pour tacher de l'emporter dans leur frenesie. Mais elle, rebelle, exterieure a leur diction, restait irreductiblement leur voix naturelle, avec ses defauts ou ses charmes materiels, sa vulgarite ou son affectation quotidiennes, et etalait ainsi un ensemble de phenomenes acoustiques ou sociaux que n'avait pas altere le sentiment des vers recites. De meme le geste de ces artistes disait a leurs bras, a leur peplum: "Soyez majestueux." Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre l'epaule et le coude un biceps qui ne savait rien du role; ils continuaient a exprimer l'insignifiance de la vie de tous les jours et a mettre en lumiere, au lieu des nuances raciniennes, des connexites musculaires; et la draperie qu'ils soulevaient retombait selon une verticale ou ne le disputait aux lois de la chute des corps qu'une souplesse insipide et textile. A ce moment la petite dame qui etait pres de moi s'ecria: --Pas un applaudissement! Et comme elle est ficelee! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-la. Devant les "chut" des voisins, les deux jeunes gens qui etaient avec elle tacherent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se dechainait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d'ailleurs s'adresser qu'au succes, a la gloire, car la Berma qui avait gagne tant d'argent n'avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous d'affaires ou d'amitie auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient decommander dans les hotels des appartements retenus a l'avance et qu'elle ne venait jamais occuper, des oceans de parfums pour laver ses chiennes, des dedits a payer a tous les directeurs. A defaut de frais plus considerables, et moins voluptueuse que Cleopatre, elle aurait trouve le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l'Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame etait une actrice qui n'avait pas eu de chance et avait voue une haine mortelle a la Berma. Celle-ci venait d'entrer en scene. Et alors, o miracle, comme ces lecons que nous nous sommes vainement epuises a apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par coeur, apres que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnes de notre memoire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus a eux, sont la devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m'avait fui quand je cherchais si avidement a en saisir l'essence, maintenant, apres ces annees d'oubli, dans cette heure d'indifference, s'imposait avec la force de l'evidence a mon admiration. Autrefois, pour tacher d'isoler ce talent, je defalquais en quelque sorte de ce que j'entendais le role lui-meme, le role, partie commune a toutes les actrices qui jouaient _Phedre_ et que j'avais etudie d'avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme residu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais a apercevoir en dehors du role, il ne faisait qu'un avec lui. Tel pour un grand musicien (il parait que c'etait le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano), son jeu est d'un si grand pianiste qu'on ne sait meme plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que (n'interposant pas tout cet appareil d'efforts musculaires, ca et la couronnes de brillants effets, toute cette eclaboussure de notes ou du moins l'auditeur qui ne sait ou se prendre croit trouver le talent dans sa realite materielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu'il interprete, que lui-meme on ne le voit plus, et qu'il n'est plus qu'une fenetre qui donne sur un chef-d'oeuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou delicate la voix et la mimique d'Aricie, d'Ismene, d'Hippolyte, j'avais pu les distinguer; mais Phedre se les etait interiorisees, et mon esprit n'avait pas reussi a arracher a la diction et aux attitudes, a apprehender dans l'avare simplicite de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n'en depassaient pas, tant ils s'y etaient profondement resorbes. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul dechet de matiere inerte et refractaire a l'esprit, ne laissait pas discerner autour d'elle cet excedent de larmes qu'on voyait couler, parce qu'elles n'avaient pu s'y imbiber, sur la voix de marbre d'Aricie ou d'Ismene, mais avait ete delicatement assouplie en ses moindres cellules comme l'instrument d'un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu'il a un beau son, louer non pas une particularite physique mais une superiorite d'ame; et comme dans le paysage antique ou a la place d'une nymphe disparue il y a une source inanimee, une intention discernable et concrete s'y etait changee en quelque qualite du timbre, d'une limpidite etrange, appropriee et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-memes, de la meme emission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses levres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l'eau deplace en s'echappant; son attitude en scene qu'elle avait lentement constituee, qu'elle modifierait encore, et qui etait faite de raisonnements d'une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement ou ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phedre, des elements riches et complexes, mais que le spectateur fascine prenait, non pour une reussite de l'artiste mais pour une donnee de la vie; ces blancs voiles eux-memes, qui, extenues et fideles, semblaient de la matiere vivante et avoir ete files par la souffrance mi-paienne, mi-janseniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n'etaient, autour de ce corps d'une idee qu'est un vers (corps qui, au contraire des corps humains, n'est pas devant l'ame comme un obstacle opaque qui empeche de l'apercevoir mais comme un vetement purifie, vivifie ou elle se diffuse et ou on la retrouve), que des enveloppes supplementaires qui, au lieu de la cacher, rendaient plus splendidement l'ame qui se les etait assimilees et s'y etait repandue, que des coulees de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que refracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus etendue, plus precieuse et plus belle la matiere imbibee de flamme ou il est engaine. Telle l'interpretation de la Berma etait, autour de l'oeuvre, une seconde oeuvre vivifiee aussi par le genie. Mon impression, a vrai dire, plus agreable que celle d'autrefois, n'etait pas differente. Seulement je ne la confrontais plus a une idee prealable, abstraite et fausse, du genie dramatique, et je comprenais que le genie dramatique, c'etait justement cela. Je pensais tout a l'heure que, si je n'avais pas eu de plaisir la premiere fois que j'avais entendu la Berma, c'est que, comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-Elysees, je venais a elle avec un trop grand desir. Entre les deux deceptions il n'y avait peut-etre pas seulement cette ressemblance, une autre aussi, plus profonde. L'impression que nous cause une personne, une oeuvre (ou une interpretation) fortement caracterisees, est particuliere. Nous avons apporte avec nous les idees de "beaute", "largeur de style", "pathetique", que nous pourrions a la rigueur avoir l'illusion de reconnaitre dans la banalite d'un talent, d'un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l'insistance d'une forme dont il ne possede pas l'equivalent intellectuel, dont il lui faut degager l'inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande: "Est-ce beau? ce que j'eprouve, est-ce de l'admiration? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance?" Et ce qui lui repond de nouveau, c'est une voix aigue, c'est un ton curieusement questionneur, c'est l'impression despotique causee par un etre qu'on ne connait pas, toute materielle, et dans laquelle aucun espace vide n'est laisse pour la "largeur de l'interpretation". Et a cause de cela ce sont les oeuvres vraiment belles, si elles sont sincerement ecoutees, qui doivent le plus nous decevoir, parce que, dans la collection de nos idees, il n'y en a aucune qui reponde a une impression individuelle. C'etait precisement ce que me montrait le jeu de la Berma. C'etait bien cela, la noblesse, l'intelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des merites d'une interpretation large, poetique, puissante; ou plutot, c'etait cela a quoi on a convenu de decerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de Venus, de Saturne a des etoiles qui n'ont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux etablir une concordance mais non combler l'intervalle. C'est bien un peu, cet intervalle, cette faille, que j'avais a franchir quand, le premier jour ou j'etais alle voir jouer la Berma, l'ayant ecoutee de toutes mes oreilles, j'avais eu quelque peine a rejoindre mes idees de "noblesse d'interpretation", d'"originalite" et n'avais eclate en applaudissements qu'apres un moment de vide, et comme s'ils naissaient non pas de mon impression meme, mais comme si je les rattachais a mes idees prealables, au plaisir que j'avais a me dire: "J'entends enfin la Berma." Et la difference qu'il y a entre une personne, une oeuvre fortement individuelle et l'idee de beaute existe aussi grande entre ce qu'elles nous font ressentir et les idees d'amour, d'admiration. Aussi ne les reconnait-on pas. Je n'avais pas eu de plaisir a entendre la Berma (pas plus que je n'en avais a voir Gilberte). Je m'etais dit: "Je ne l'admire donc pas." Mais cependant je ne songeais alors qu'a approfondir le jeu de la Berma, je n'etais preoccupe que de cela, je tachais d'ouvrir ma pensee le plus largement possible pour recevoir tout ce qu'il contenait. Je comprenais maintenant que c'etait justement cela: admirer. Ce genie dont l'interpretation de la Berma n'etait seulement que la revelation, etait-ce bien seulement le genie de Racine? Je le crus d'abord. Je devais etre detrompe, une fois l'acte de _Phedre_ fini, apres les rappels du public, pendant lesquels la vieille actrice rageuse, redressant sa taille minuscule, posant son corps de biais, immobilisa les muscles de son visage, et placa ses bras en croix sur sa poitrine pour montrer qu'elle ne se melait pas aux applaudissements des autres et rendre plus evidente une protestation qu'elle jugeait sensationnelle, mais qui passa inapercue. La piece suivante etait une des nouveautes qui jadis me semblaient, a cause du defaut de celebrite, devoir paraitre minces, particulieres, depourvues qu'elles etaient d'existence en dehors de la representation qu'on en donnait. Mais je n'avais pas comme pour une piece classique cette deception de voir l'eternite d'un chef-d'oeuvre ne tenir que la longueur de la rampe et la duree d'une representation qui l'accomplissait aussi bien qu'une piece de circonstance. Puis a chaque tirade que je sentais que le public aimait et qui serait un jour fameuse, a defaut de la celebrite qu'elle n'avait pu avoir dans le passe, j'ajoutais celle qu'elle aurait dans l'avenir, par un effort d'esprit inverse de celui qui consiste a se representer des chefs-d'oeuvre au temps de leur grele apparition, quand leur titre qu'on n'avait encore jamais entendu ne semblait pas devoir etre mis un jour, confondu dans une meme lumiere, a cote de ceux des autres oeuvres de l'auteur. Et ce role serait mis un jour dans la liste de ses plus beaux, aupres de celui de Phedre. Non qu'en lui-meme il ne fut denue de toute valeur litteraire; mais la Berma y etait aussi sublime que dans _Phedre_. Je compris alors que l'oeuvre de l'ecrivain n'etait pour la tragedienne qu'une matiere, a peu pres indifferente en soi-meme, pour la creation de son chef-d'oeuvre d'interpretation, comme le grand peintre que j'avais connu a Balbec, Elstir, avait trouve le motif de deux tableaux qui se valent, dans un batiment scolaire sans caractere et dans une cathedrale qui est, par elle-meme, un chef-d'oeuvre. Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumiere qui les fait homogenes, la Berma etendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus egalement, tous aplanis ou releves, et qu'une artiste mediocre eut detaches l'un apres l'autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n'empechait pas qu'on percut le vers. N'est-ce pas deja un premier element de complexite ordonnee, de beaute, quand en entendant une rime, c'est-a-dire quelque chose qui est a la fois pareil et autre que la rime precedente, qui est motive par elle, mais y introduit la variation d'une idee nouvelle, on sent deux systemes qui se superposent, l'un de pensee, l'autre de metrique? Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, meme les vers, meme les "tirades", dans des ensembles plus vastes qu'eux-memes, a la frontiere desquels c'etait un charme de les voir obliges de s'arreter, s'interrompre; ainsi un poete prend plaisir a faire hesiter un instant, a la rime, le mot qui va s'elancer et un musicien a confondre les mots divers du livret dans un meme rythme qui les contrarie et les entraine. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui etaient ses chefs-d'oeuvre a elle, et ou on la reconnaissait comme, dans des portraits qu'il a peints d'apres des modeles differents, on reconnait un peintre. Je n'aurais plus souhaite comme autrefois de pouvoir immobiliser les attitudes de la Berma, le bel effet de couleur qu'elle donnait un instant seulement dans un eclairage aussitot evanoui et qui ne se reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais que mon desir d'autrefois etait plus exigeant que la volonte du poete, de la tragedienne, du grand artiste decorateur qu'etait son metteur en scene, et que ce charme repandu au vol sur un vers, ces gestes instables perpetuellement transformes, ces tableaux successifs, c'etait le resultat fugitif, le but momentane, le mobile chef-d'oeuvre que l'art theatral se proposait et que detruirait en voulant le fixer l'attention d'un auditeur trop epris. Meme je ne tenais pas a venir un autre jour reentendre la Berma; j'etais satisfait d'elle; c'est quand j'admirais trop pour ne pas etre decu par l'objet de mon admiration, que cet objet fut Gilberte ou la Berma, que je demandais d'avance a l'impression du lendemain le plaisir que m'avait refuse l'impression de la veille. Sans chercher a approfondir la joie que je venais d'eprouver et dont j'aurais peut-etre pu faire un plus fecond usage, je me disais comme autrefois certain de mes camarades de college: "C'est vraiment la Berma que je mets en premier", tout en sentant confusement que le genie de la Berma n'etait peut-etre pas traduit tres exactement par cette affirmation de ma preference et par cette place de "premiere" decernee, quelque calme d'ailleurs qu'elles m'apportassent. Au moment ou cette seconde piece commenca, je regardai du cote de la baignoire de Mme de Guermantes. Cette princesse venait, par un mouvement generateur d'une ligne delicieuse que mon esprit poursuivait dans le vide, de tourner la tete vers le fond de la baignoire; les invites etaient debout, tournes aussi vers le fond, et entre la double haie qu'ils faisaient, dans son assurance et sa grandeur de deesse, mais avec une douceur inconnue que d'arriver si tard et de faire lever tout le monde au milieu de la representation melait aux mousselines blanches dans lesquelles elle etait enveloppee un air habilement naif, timide et confus qui temperait son sourire victorieux, la duchesse de Guermantes, qui venait d'entrer, alla vers sa cousine, fit une profonde reverence a un jeune homme blond qui etait assis au premier rang et, se retournant vers les monstres marins et sacres flottant au fond de l'antre, fit a ces demi-dieux du Jockey-Club--qui a ce moment-la, et particulierement M. de Palancy, furent les hommes que j'aurais le plus aime etre--un bonjour familier de vieille amie, allusion a l'au jour le jour de ses relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le mystere, mais ne pouvais dechiffrer l'enigme de ce regard souriant qu'elle adressait a ses amis, dans l'eclat bleute dont il brillait tandis qu'elle abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si j'eusse pu en decomposer le prisme, en analyser les cristallisations, m'eut peut-etre revele l'essence de la vie inconnue qui y apparaissait a ce moment-la. Le duc de Guermantes suivait sa femme, les reflets de son monocle, le rire de sa dentition, la blancheur de son oeillet ou de son plastron plisse, ecartant pour faire place a leur lumiere ses sourcils, ses levres, son frac; d'un geste de sa main etendue qu'il abaissa sur leurs epaules, tout droit, sans bouger la tete, il commanda de se rasseoir aux monstres inferieurs qui lui faisaient place, et s'inclina profondement devant le jeune homme blond. On eut dit que la duchesse avait devine que sa cousine dont elle raillait, disait-on, ce qu'elle appelait les exagerations (nom que de son point de vue spirituellement francais et tout modere prenaient vite la poesie et l'enthousiasme germaniques) aurait ce soir une de ces toilettes ou la duchesse la trouvait "costumee", et qu'elle avait voulu lui donner une lecon de gout. Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tete de la princesse descendaient jusqu'a son cou, au lieu de sa resille de coquillages et de perles, la duchesse n'avait dans les cheveux qu'une simple aigrette qui dominant son nez busque et ses yeux a fleur de tete avait l'air de l'aigrette d'un oiseau. Son cou et ses epaules sortaient d'un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un eventail en plumes de cygne, mais ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement d'innombrables paillettes soit de metal, en baguettes et en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une precision toute britannique. Mais si differentes que les deux toilettes fussent l'une de l'autre, apres que la princesse eut donne a sa cousine la chaise qu'elle occupait jusque-la, on les vit, se retournant l'une vers l'autre, s'admirer reciproquement. Peut-etre Mme de Guermantes aurait-elle le lendemain un sourire quand elle parlerait de la coiffure un peu trop compliquee de la princesse, mais certainement elle declarerait que celle-ci n'en etait pas moins ravissante et merveilleusement arrangee; et la princesse, qui, par gout, trouvait quelque chose d'un peu froid, d'un peu sec, d'un peu couturier, dans la facon dont s'habillait sa cousine, decouvrirait dans cette stricte sobriete un raffinement exquis. D'ailleurs entre elles l'harmonie, l'universelle gravitation preetablie de leur education, neutralisaient les contrastes non seulement d'ajustement mais d'attitude. A ces lignes invisibles et aimantees que l'elegance des manieres tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer, inflechir, se faisait douceur et charme. Comme dans la piece que l'on etait en train de representer, pour comprendre ce que la Berma degageait de poesie personnelle, on n'avait qu'a confier le role qu'elle jouait, et qu'elle seule pouvait jouer, a n'importe quelle autre actrice, le spectateur qui eut leve les yeux vers le balcon eut vu, dans deux loges, un "arrangement" qu'elle croyait rappeler ceux de la princesse de Guermantes, donner simplement a la baronne de Morienval l'air excentrique, pretentieux et mal eleve, et un effort a la fois patient et couteux pour imiter les toilettes et le chic de la duchesse de Guermantes, faire seulement ressembler Mme de Cambremer a quelque pensionnaire provinciale, montee sur fil de fer, droite, seche et pointue, un plumet de corbillard verticalement dresse dans les cheveux. Peut-etre la place de cette derniere n'etait-elle pas dans une salle ou c'etait seulement avec les femmes les plus brillantes de l'annee que les loges (et meme celles des plus hauts etages qui d'en bas semblaient de grosses bourriches piquees de fleurs humaines et attachees au cintre de la salle par les brides rouges de leurs separations de velours) composaient un panorama ephemere que les morts, les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientot, mais qui en ce moment etait immobilise par l'attention, la chaleur, le vertige, la poussiere, l'elegance et l'ennui, dans cette espece d'instant eternel et tragique d'inconsciente attente et de calme engourdissement qui, retrospectivement, semble avoir precede l'explosion d'une bombe ou la premiere flamme d'un incendie. La raison pour quoi Mme de Cambremer se trouvait la etait que la princesse de Parme, denuee de snobisme comme la plupart des veritables altesses et, en revanche, devoree par l'orgueil, le desir de la charite qui egalait chez elle le gout de ce qu'elle croyait les Arts, avait cede ca et la quelques loges a des femmes comme Mme de Cambremer qui ne faisaient pas partie de la haute societe aristocratique, mais avec lesquelles elle etait en relations pour ses oeuvres de bienfaisance. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes, ce qui lui etait d'autant plus aise que, n'etant pas en relations veritables avec elles, elle ne pouvait avoir l'air de queter un salut. Etre recue chez ces deux grandes dames etait pourtant le but qu'elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calcule qu'elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais atteinte d'une maladie qui ne pardonne pas et dont, se piquant de connaissances medicales, elle croyait connaitre le caractere inexorable, elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-la. Elle etait du moins heureuse ce soir-la de penser que toutes ces femmes qu'elle ne connaissait guere verraient aupres d'elle un homme de leurs amis, le jeune marquis de Beausergent, frere de Mme d'Argencourt, lequel frequentait egalement les deux societes, et de la presence de qui les femmes de la seconde aimaient beaucoup a se parer sous les yeux de celles de la premiere. Il s'etait assis derriere Mme de Cambremer sur une chaise placee en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il y connaissait tout le monde et, pour saluer, avec la ravissante elegance de sa jolie tournure cambree, de sa fine tete aux cheveux blonds, il soulevait a demi son corps redresse, un sourire a ses yeux bleus, avec un melange de respect et de desinvolture, gravant ainsi avec precision dans le rectangle du plan oblique ou il etait place comme une de ces vieilles estampes qui figurent un grand seigneur hautain et courtisan. Il acceptait souvent de la sorte d'aller au theatre avec Mme de Cambremer; dans la salle et a la sortie, dans le vestibule, il restait bravement aupres d'elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu'il avait la et a qui il evitait de parler, ne voulant pas les gener, et comme s'il avait ete en mauvaise compagnie. Si alors passait la princesse de Guermantes, belle et legere comme Diane, laissant trainer derriere elle un manteau incomparable, faisant se detourner toutes les tetes et suivie par tous les yeux (par ceux de Mme de Cambremer plus que par tous les autres), M. de Beausergent s'absorbait dans une conversation avec sa voisine, ne repondait au sourire amical et eblouissant de la princesse que contraint et force et avec la reserve bien elevee et la charitable froideur de quelqu'un dont l'amabilite peut etre devenue momentanement genante. Mme de Cambremer n'eut-elle pas su que la baignoire appartenait a la princesse qu'elle eut cependant reconnu que Mme de Guermantes etait l'invitee, a l'air d'interet plus grand qu'elle portait au spectacle de la scene et de la salle afin d'etre aimable envers son hotesse. Mais en meme temps que cette force centrifuge, une force inverse developpee par le meme desir d'amabilite ramenait l'attention de la duchesse vers sa propre toilette, sur son aigrette, son collier, son corsage et, aussi vers celle de la princesse elle-meme, dont la cousine semblait se proclamer la sujette, l'esclave, venue ici seulement pour la voir, prete a la suivre ailleurs s'il avait pris fantaisie a la titulaire de la loge de s'en aller, et ne regardant que comme composee d'etrangers curieux a considerer le reste de la salle ou elle comptait pourtant nombre d'amis dans la loge desquels elle se trouvait d'autres semaines et a l'egard de qui elle ne manquait pas de faire preuve alors du meme loyalisme exclusif, relativiste et hebdomadaire. Mme de Cambremer etait etonnee de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait tres tard a Guermantes et supposait qu'elle y etait encore. Mais on lui avait raconte que parfois, quand il y avait a Paris un spectacle qu'elle jugeait interessant, Mme de Guermantes faisait atteler une de ses voitures aussitot qu'elle avait pris le the avec les chasseurs et, au soleil couchant, partait au grand trot, a travers la foret crepusculaire, puis par la route, prendre le train a Combray pour etre a Paris le soir. "Peut-etre vient-elle de Guermantes expres pour entendre la Berma", pensait avec admiration Mme de Cambremer. Et elle se rappelait avoir entendu dire a Swann, dans ce jargon ambigu qu'il avait en commun avec M. de Charlus: "La duchesse est un des etres les plus nobles de Paris, de l'elite la plus raffinee, la plus choisie." Pour moi qui faisais deriver du nom de Guermantes, du nom de Baviere et du nom de Conde la vie, la pensee des deux cousines (je ne le pouvais plus pour leurs visages puisque je les avais vus), j'aurais mieux aime connaitre leur jugement sur _Phedre_ que celui du plus grand critique du monde. Car dans le sien je n'aurais trouve que de l'intelligence, de l'intelligence superieure a la mienne, mais de meme nature. Mais ce que pensaient la duchesse et la princesse de Guermantes, et qui m'eut fourni sur la nature de ces deux poetiques creatures un document inestimable, je l'imaginais a l'aide de leurs noms, j'y supposais un charme irrationnel et, avec la soif et la nostalgie d'un fievreux, ce que je demandais a leur opinion sur _Phedre_ de me rendre, c'etait le charme des apres-midi d'ete ou je m'etais promene du cote de Guermantes. Mme de Cambremer essayait de distinguer quelle sorte de toilette portaient les deux cousines. Pour moi, je ne doutais pas que ces toilettes ne leur fussent particulieres, non pas seulement dans le sens ou la livree a col rouge ou a revers bleu appartenait jadis exclusivement aux Guermantes et aux Conde, mais plutot comme pour un oiseau le plumage qui n'est pas seulement un ornement de sa beaute, mais une extension de son corps. La toilette de ces deux femmes me semblait comme une materialisation neigeuse ou diapree de leur activite interieure, et, comme les gestes que j'avais vu faire a la princesse de Guermantes et que je n'avais pas doute correspondre a une idee cachee, les plumes qui descendaient du front de la princesse et le corsage eblouissant et paillete de sa cousine semblaient avoir une signification, etre pour chacune des deux femmes un attribut qui n'etait qu'a elle et dont j'aurais voulu connaitre la signification: l'oiseau de paradis me semblait inseparable de l'une, comme le paon de Junon; je ne pensais pas qu'aucune femme put usurper le corsage paillete de l'autre plus que l'egide etincelante et frangee de Minerve. Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu'au plafond du theatre ou etaient peintes de froides allegories, c'etait comme si j'avais apercu, grace au dechirement miraculeux des nuees coutumieres, l'assemblee des Dieux en train de contempler le spectacle des hommes, sous un velum rouge, dans une eclaircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Je contemplais cette apotheose momentanee avec un trouble que melangeait de paix le sentiment d'etre ignore des Immortels; la duchesse m'avait bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas s'en souvenir, et je ne souffrais pas qu'elle se trouvat, par la place qu'elle occupait dans la baignoire, regarder les madrepores anonymes et collectifs du public de l'orchestre, car je sentais heureusement mon etre dissous au milieu d'eux, quand, au moment ou en vertu des lois de la refraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire depourvu d'existence individuelle que j'etais, je vis une clarte les illuminer: la duchesse, de deesse devenue femme et me semblant tout d'un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantee de blanc qu'elle tenait appuyee sur le rebord de la loge, l'agita en signe d'amitie, mes regards se sentirent croises par l'incandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer a son insu en conflagration rien qu'en les bougeant pour chercher a voir a qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui m'avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l'averse etincelante et celeste de son sourire. Maintenant tous les matins, bien avant l'heure ou elle sortait, j'allais par un long detour me poster a l'angle de la rue qu'elle descendait d'habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais d'un air distrait, regardant dans une direction opposee et levant les yeux vers elle des que j'arrivais a sa hauteur, mais comme si je ne m'etais nullement attendu a la voir. Meme les premiers jours, pour etre plus sur de ne pas la manquer, j'attendais devant la maison. Et chaque fois que la porte cochere s'ouvrait (laissant passer successivement tant de personnes qui n'etaient pas celle que j'attendais), son ebranlement se prolongeait ensuite dans mon coeur en oscillations qui mettaient longtemps a se calmer. Car jamais fanatique d'une grande comedienne qu'il ne connait pas, allant faire "le pied de grue" devant la sortie des artistes, jamais foule exasperee ou idolatre reunie pour insulter ou porter en triomphe le condamne ou le grand homme qu'on croit etre sur le point de passer chaque fois qu'on entend du bruit venu de l'interieur de la prison ou du palais ne furent aussi emus que je l'etais, attendant le depart de cette grande dame qui, dans sa toilette simple, savait, par la grace de sa marche (toute differente de l'allure qu'elle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade matinale--il n'y avait pour moi qu'elle au monde qui se promenat--tout un poeme d'elegance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps. Mais apres trois jours, pour que le concierge ne put se rendre compte de mon manege, je m'en allai beaucoup plus loin, jusqu'a un point quelconque du parcours habituel de la duchesse. Souvent avant cette soiree au theatre, je faisais ainsi de petites sorties avant le dejeuner, quand le temps etait beau; s'il avait plu, a la premiere eclaircie je descendais faire quelques pas, et tout d'un coup, venant sur le trottoir encore mouille, change par la lumiere en laque d'or, dans l'apotheose d'un carrefour poudroyant d'un brouillard que tanne et blondit le soleil, j'apercevais une pensionnaire suivie de son institutrice ou une laitiere avec ses manches blanches, je restais sans mouvement, une main contre mon coeur qui s'elancait deja vers une vie etrangere; je tachais de me rappeler la rue, l'heure, la porte sous laquelle la fillette (que quelquefois je suivais) avait disparu sans ressortir. Heureusement la fugacite de ces images caressees et que je me promettais de chercher a revoir les empechait de se fixer fortement dans mon souvenir. N'importe, j'etais moins triste d'etre malade, de n'avoir jamais eu encore le courage de me mettre a travailler, a commencer un livre, la terre me paraissait plus agreable a habiter, la vie plus interessante a parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les routes de Balbec etaient fleuries de ces beautes inconnues que j'avais si souvent cherche a faire surgir des bois de Meseglise, et dont chacune excitait un desir voluptueux qu'elle seule semblait capable d'assouvir. En rentrant de l'Opera, j'avais ajoute pour le lendemain a celles que depuis quelques jours je souhaitais de retrouver l'image de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux blonds et legers; avec la tendresse promise dans le sourire qu'elle m'avait adresse de la baignoire de sa cousine. Je suivrais le chemin que Francoise m'avait dit que prenait la duchesse et je tacherais pourtant, pour retrouver deux jeunes filles que j'avais vues l'avant-veille, de ne pas manquer la sortie d'un cours et d'un catechisme. Mais, en attendant, de temps a autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de douceur qu'il m'avait donnee, me revenaient. Et sans trop savoir ce que je faisais, je m'essayais a les placer (comme une femme regarde l'effet que ferait sur une robe une certaine sorte de boutons de pierrerie qu'on vient de lui donner) a cote des idees romanesques que je possedais depuis longtemps et que la froideur d'Albertine, le depart premature de Gisele et, avant cela, la separation voulue et trop prolongee d'avec Gilberte avaient liberees (l'idee par exemple d'etre aime d'une femme, d'avoir une vie en commun avec elle); puis c'etait l'image de l'une ou l'autre des deux jeunes filles que j'approchais de ces idees auxquelles, aussitot apres, je tachais d'adapter le souvenir de la duchesse. Aupres de ces idees, le souvenir de Mme de Guermantes a l'Opera etait bien peu de chose, une petite etoile a cote de la longue queue de sa comete flamboyante; de plus je connaissais tres bien ces idees longtemps avant de connaitre Mme de Guermantes; le souvenir, lui, au contraire, je le possedais imparfaitement; il m'echappait par moments; ce fut pendant les heures ou, de flottant en moi au meme titre que les images d'autres femmes jolies, il passa peu a peu a une association unique et definitive--exclusive de toute autre image feminine--avec mes idees romanesques si anterieures a lui, ce fut pendant ces quelques heures ou je me le rappelais le mieux que j'aurais du m'aviser de savoir exactement quel il etait; mais je ne savais pas alors l'importance qu'il allait prendre pour moi; il etait doux seulement comme un premier rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-meme, il etait la premiere esquisse, la seule vraie, la seule faite d'apres la vie, la seule qui fut reellement Mme de Guermantes; durant les quelques heures ou j'eus le bonheur de le detenir sans savoir faire attention a lui, il devait etre bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque c'est toujours a lui, librement encore a ce moment-la, sans hate, sans fatigue, sans rien de necessaire ni d'anxieux, que mes idees d'amour revenaient; ensuite au fur et a mesure que ces idees le fixerent plus definitivement, il acquit d'elles une plus grande force, mais devint lui-meme plus vague; bientot je ne sus plus le retrouver; et dans mes reveries, je le deformais sans doute completement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je constatais un ecart, d'ailleurs toujours different, entre ce que j'avais imagine et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes debouchait au haut de la rue, j'apercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure legere, toutes choses pour lesquelles j'etais la; mais en revanche, quelques secondes plus tard, quand, ayant detourne les yeux dans une autre direction pour avoir l'air de ne pas m'attendre a cette rencontre que j'etais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment ou j'arrivais au meme niveau de la rue qu'elle, ce que je voyais alors, c'etaient des marques rouges, dont je ne savais si elles etaient dues au grand air ou a la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien eloigne de l'amabilite du soir de _Phedre_, repondait a ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inegales pour la domination de mes idees amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-meme, qui finit par renaitre le plus souvent pendant que ses concurrents s'eliminaient; ce fut sur lui que je finis par avoir, en somme volontairement encore et comme par choix et plaisir, transfere toutes mes pensees d'amour. Je ne songeai plus aux fillettes du catechisme, ni a une certaine laitiere; et pourtant je n'esperai plus de retrouver dans la rue ce que j'etais venu y chercher, ni la tendresse promise au theatre dans un sourire, ni la silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui n'etaient tels que de loin. Maintenant je n'aurais meme pu dire comment etait Mme de Guermantes, a quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans l'ensemble de sa personne, la figure etait autre comme la robe et le chapeau. Pourquoi tel jour, voyant s'avancer de face sous une capote mauve une douce et lisse figure aux charmes distribues avec symetrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait resorbee, apprenais-je d'une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir apercu Mme de Guermantes? pourquoi ressentais-je le meme trouble, affectais-je la meme indifference, detournais-je les yeux de la meme facon distraite que la veille a l'apparition de profil dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d'un nez en bec d'oiseau, le long d'une joue rouge, barree d'un oeil percant, comme quelque divinite egyptienne? Une fois ce ne fut pas seulement une femme a bec d'oiseau que je vis, mais comme un oiseau meme: la robe et jusqu'au toquet de Mme de Guermantes etaient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune etoffe, elle semblait naturellement fourree, comme certains vautours dont le plumage epais, uni, fauve et doux, a l'air d'une sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tete recourbait son bec d'oiseau et les yeux a fleur de tete etaient percants et bleus. Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout d'un coup, au fond d'une boutique de cremier cachee entre deux hotels dans ce quartier aristocratique et populaire, se detachait le visage confus et nouveau d'une femme elegante qui etait en train de se faire montrer des "petits suisses" et, avant que j'eusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper, comme un eclair qui aurait mis moins de temps a arriver a moi que le reste de l'image, le regard de la duchesse; une autre fois, ne l'ayant pas rencontree et entendant sonner midi, je comprenais que ce n'etait plus la peine de rester a attendre, je reprenais tristement le chemin de la maison; et, absorbe dans ma deception, regardant sans la voir une voiture qui s'eloignait, je comprenais tout d'un coup que le mouvement de tete qu'une dame avait fait de la portiere etait pour moi et que cette dame, dont les traits denoues et pales, ou au contraire tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas d'une haute aigrette, le visage d'une etrangere que j'avais cru ne pas reconnaitre, etait Mme de Guermantes par qui je m'etais laisse saluer sans meme lui repondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge, ou le detestable concierge dont je haissais les coup d'oeil investigateurs etait en train de lui faire de grands saluts et sans doute aussi des "rapports". Car tout le personnel des Guermantes, dissimule derriere les rideaux des fenetres, epiait en tremblant le dialogue qu'il n'entendait pas et a la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le "pipelet" avait vendu. A cause de toutes les apparitions successives de visages differents qu'offrait Mme de Guermantes, visages occupant une etendue relative et variee, tantot etroite, tantot vaste, dans l'ensemble de sa toilette, mon amour n'etait pas attache a telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d'etoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu'elle pouvait modifier et renouveler presque entierement sans alterer mon trouble parce qu'a travers elles, a travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais que c'etait toujours Mme de Guermantes. Ce que j'aimais, c'etait la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c'etait elle, dont l'hostilite me chagrinait, dont l'approche me bouleversait, dont j'eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance. Je n'aurais pas senti moi-meme que Mme de Guermantes etait excedee de me rencontrer tous les jours que je l'aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de reprobation et de pitie qui etait celui de Francoise quand elle m'aidait a m'appreter pour ces sorties matinales. Des que je lui demandais mes affaires, je sentais s'elever un vent contraire dans les traits retractes et battus de sa figure. Je n'essayais meme pas de gagner la confiance de Francoise, je sentais que je n'y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immediatement tout ce qui pouvait nous arriver, a mes parents et a moi, de desagreable, un pouvoir dont la nature m'est toujours restee obscure. Peut-etre n'etait-il pas surnaturel et aurait-il pu s'expliquer par des moyens d'informations qui lui etaient speciaux; c'est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportees a la colonie europeenne, et qui leur ont ete en realite transmises, non par telepathie, mais de colline en colline a l'aide de feux allumes. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-etre les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maitresse exprimer sa lassitude de me trouver inevitablement sur son chemin et avaient-ils repete ces propos a Francoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter a mon service quelqu'un d'autre que Francoise, je n'y aurais pas gagne. Francoise en un sens etait moins domestique que les autres. Dans sa maniere de sentir, d'etre bonne et pitoyable, d'etre dure et hautaine, d'etre fine et bornee, d'avoir la peau blanche et les mains rouges, elle etait la demoiselle de village dont les parents "etaient bien de chez eux" mais, ruines, avaient ete obliges de la mettre en condition. Sa presence dans notre maison, c'etait l'air de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportes chez nous, grace a une sorte de voyage inverse ou c'est la villegiature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine d'un musee regional l'est par ces curieux ouvrages que les paysannes executent et passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien etait decore par les paroles de Francoise inspirees d'un sentiment traditionnel et local et qui obeissaient a des regles tres anciennes. Et elle savait y retracer comme avec des fils de couleur les cerisiers et les oiseaux de son enfance, le lit ou etait morte sa mere, et qu'elle voyait encore. Mais malgre tout cela, des qu'elle etait entree a Paris a notre service, elle avait partage--et a plus forte raison toute autre l'eut fait a sa place--les idees, les jurisprudences d'interpretation des domestiques des autres etages, se rattrapant du respect qu'elle etait obligee de nous temoigner, en nous repetant ce que la cuisiniere du quatrieme disait de grossier a sa maitresse, et avec une telle satisfaction de domestique, que, pour la premiere fois de notre vie, nous sentant une sorte de solidarite avec la detestable locataire du quatrieme, nous nous disions que peut-etre, en effet, nous etions des maitres. Cette alteration du caractere de Francoise etait peut-etre inevitable. Certaines existences sont si anormales qu'elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait a Versailles entre ses courtisans, aussi etrange que celle d'un pharaon ou d'un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d'une etrangete plus monstrueuse encore et que seule l'habitude nous voile. Mais c'est jusque dans des details encore plus particuliers que j'aurais ete condamne, meme si j'avais renvoye Francoise, a garder le meme domestique. Car divers autres purent entrer plus tard a mon service; deja pourvus des defauts generaux des domestiques, ils n'en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l'attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas etre entames par les asperites de mon caractere, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au meme endroit; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancees. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, precisement parce qu'elles etaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gatant peu a peu, me les apprirent. Ce fut par leurs defauts invariablement acquis que j'appris mes defauts naturels et invariables, leur caractere me presenta une sorte d'epreuve negative du mien. Nous nous etions beaucoup moques autrefois, ma mere et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques: "Cette race, cette espece." Mais je dois dire que la raison pourquoi je n'avais pas lieu de souhaiter de remplacer Francoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inevitablement a la race generale des domestiques et a l'espece particuliere des miens. Pour en revenir a Francoise, je n'ai jamais dans ma vie eprouve une humiliation sans avoir trouve d'avance sur le visage de Francoise des condoleances toutes pretes; et si, lorsque dans ma colere d'etre plaint par elle, je tentais de pretendre avoir au contraire remporte un succes, mes mensonges venaient inutilement se briser a son incredulite respectueuse, mais visible, et a la conscience qu'elle avait de son infaillibilite. Car elle savait la verite; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des levres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l'ai cru longtemps, car a cette epoque-la je me figurais encore que c'etait au moyen de paroles qu'on apprend aux autres la verite. Meme les paroles qu'on me disait deposaient si bien leur signification inalterable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu'un qui m'avait dit m'aimer ne m'aimat pas, que Francoise elle-meme n'aurait pu douter, quand elle l'avait lu dans un journal, qu'un pretre ou un monsieur quelconque fut capable, contre une demande adressee par la poste, de nous envoyer gratuitement un remede infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (En revanche, si notre medecin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances gemissait de ce qu'elle avait du renifler, assurant que cela lui "plumait le nez", et qu'on ne savait plus ou vivre.) Mais la premiere, Francoise me donna l'exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donne de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m'etait plus chere) que la verite n'a pas besoin d'etre dite pour etre manifestee, et qu'on peut peut-etre la recueillir plus surement sans attendre les paroles et sans tenir meme aucun compte d'elles, dans mille signes exterieurs, meme dans certains phenomenes invisibles, analogues dans le monde des caracteres a ce que sont, dans la nature physique, les changements atmospheriques. J'aurais peut-etre pu m'en douter, puisque a moi-meme, alors, il m'arrivait souvent de dire des choses ou il n'y avait nulle verite, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles etaient fort bien interpretees par Francoise); j'aurais peut-etre pu m'en douter, mais pour cela il aurait fallu que j'eusse su que j'etais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie etaient chez moi, comme chez tout le monde, commandes d'une facon si immediate et contingente, et pour sa defensive, par un interet particulier, que mon esprit, fixe sur un bel ideal, laissait mon caractere accomplir dans l'ombre ces besognes urgentes et chetives et ne se detournait pas pour les apercevoir. Quand Francoise, le soir, etait gentille avec moi, me demandait la permission de s'asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j'apercevais en elle la bonte et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties d'indiscretion que je ne connus que plus tard, revela depuis qu'elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j'avais cherche a lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirerent aussitot devant moi, dans une teinte inconnue, une epreuve de mes rapports avec Francoise si differente de celle sur laquelle je me complaisais souvent a reposer mes regards et ou, sans la plus legere indecision, Francoise m'adorait et ne perdait pas une occasion de me celebrer, que je compris que ce n'est pas le monde physique seul qui differe de l'aspect sous lequel nous le voyons; que toute realite est peut-etre aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s'ils etaient connus par des etres ayant des yeux autrement constitues que les notres, ou bien possedant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des equivalents mais non visuels. Telle qu'elle fut, cette brusque echappee que m'ouvrit une fois Jupien sur le monde reel m'epouvanta. Encore ne s'agissait-il que de Francoise dont je ne me souciais guere. En etait-il ainsi dans tous les rapports sociaux? Et jusqu'a quel desespoir cela pourrait-il me mener un jour, s'il en etait de meme dans l'amour? C'etait le secret de l'avenir. Alors, il ne s'agissait encore que de Francoise. Pensait-elle sincerement ce qu'elle avait dit a Jupien? L'avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-etre pour qu'on ne prit pas la fille de Jupien pour la remplacer? Toujours est-il que je compris l'impossibilite de savoir d'une maniere directe et certaine si Francoise m'aimait ou me detestait. Et ainsi ce fut elle qui la premiere me donna l'idee qu'une personne n'est pas, comme j'avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualites, ses defauts, ses projets, ses intentions a notre egard (comme un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, a travers une grille) mais est une ombre ou nous ne pouvons jamais penetrer, pour laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses a l'aide de paroles et meme d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d'ailleurs contradictoires, une ombre ou nous pouvons tour a tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l'amour. J'aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j'eusse pu demander a Dieu eut ete de faire fondre sur elle toutes les calamites, et que ruinee, deconsideree, depouillee de tous les privileges qui me separaient d'elle, n'ayant plus de maison ou habiter ni de gens qui consentissent a la saluer, elle vint me demander asile. Je l'imaginais le faisant. Et meme les soirs ou quelque changement dans l'atmosphere ou dans ma propre sante amenait dans ma conscience quelque rouleau oublie sur lequel etaient inscrites des impressions d'autrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naitre en moi, au lieu de les employer a dechiffrer en moi-meme des pensees qui d'habitude m'echappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je preferais parler tout haut, penser d'une maniere mouvementee, exterieure, qui n'etait qu'un discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement d'aventures, sterile et sans verite, ou la duchesse, tombee dans la misere, venait m'implorer, moi qui etais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais passe des heures ainsi a imaginer des circonstances, a prononcer les phrases que je dirais a la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la situation restait la meme; j'avais, helas, dans la realite, choisi precisement pour l'aimer la femme qui reunissait peut-etre le plus d'avantages differents et aux yeux de qui, a cause de cela, je ne pouvais esperer avoir aucun prestige; car elle etait aussi riche que le plus riche qui n'eut pas ete noble; sans compter ce charme personnel qui la mettait a la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine. Je sentais que je lui deplaisais en allant chaque matin au-devant d'elle; mais si meme j'avais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-etre cette abstention qui eut represente pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l'eut pas remarquee, ou l'aurait attribuee a quelque empechement independant de ma volonte. Et en effet je n'aurais pu reussir a cesser d'aller sur sa route qu'en m'arrangeant a etre dans l'impossibilite de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, d'etre pendant un instant l'objet de son attention, la personne a qui s'adressait son salut, ce besoin-la etait plus fort que l'ennui de lui deplaire. Il aurait fallu m'eloigner pour quelque temps; je n'en avais pas le courage. J'y songeais quelquefois. Je disais alors a Francoise de faire mes malles, puis aussitot apres de les defaire. Et comme le demon du pastiche, et de ne pas paraitre vieux jeu, altere la forme la plus naturelle et la plus sure de soi, Francoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que j'etais dingo. Elle n'aimait pas cela, elle disait que je "balancais" toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai qu'elle aimait encore moins quand je parlais en maitre. Elle savait que cela ne m'etait pas naturel et ne me seyait pas, ce qu'elle traduisait en disant que "le voulu ne m'allait pas". Je n'aurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochat de Mme de Guermantes. Ce n'etait pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus pres d'elle que je ne l'etais le matin dans la rue, solitaire, humilie, sentant que pas une seule des pensees que j'aurais voulu lui adresser n'arrivait jamais jusqu'a elle, dans ce pietinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indefiniment sans m'avancer en rien, si j'allais a beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu'un qu'elle connut, qu'elle sut difficile dans le choix de ses relations et qui m'appreciat, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d'elle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu'un grace a qui, en tout cas, rien que parce que j'envisagerais avec lui s'il pourrait se charger ou non de tel ou tel message aupres d'elle, je donnerais a mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlee, active, qui me semblerait un progres, presque une realisation. Ce qu'elle faisait durant la vie mysterieuse de la "Guermantes" qu'elle etait, cela, qui etait l'objet de ma reverie constante, y intervenir, meme de facon indirecte, comme avec un levier, en mettant en oeuvre quelqu'un a qui ne fussent pas interdits l'hotel de la duchesse, ses soirees, la conversation prolongee avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins? L'amitie, l'admiration que Saint-Loup avait pour moi, me semblaient immeritees et m'etaient restees indifferentes. Tout d'un coup j'y attachai du prix, j'aurais voulu qu'il les revelat a Mme de Guermantes, j'aurais ete capable de lui demander de le faire. Car des qu'on est amoureux, tous les petits privileges inconnus qu'on possede, on voudrait pouvoir les divulguer a la femme qu'on aime, comme font dans la vie les desherites et les facheux. On souffre qu'elle les ignore, on cherche a se consoler en se disant que justement parce qu'ils ne sont jamais visibles, peut-etre ajoute-t-elle a l'idee qu'elle a de vous cette possibilite d'avantages qu'on ne sait pas. Saint-Loup ne pouvait pas depuis longtemps venir a Paris, soit, comme il le disait, a cause des exigences de son metier, soit plutot a cause de chagrins que lui causait sa maitresse avec laquelle il avait deja ete deux fois sur le point de rompre. Il m'avait souvent dit le bien que je lui ferais en allant le voir dans cette garnison dont, le surlendemain du jour ou il avait quitte Balbec, le nom m'avait cause tant de joie quand je l'avais lu sur l'enveloppe de la premiere lettre que j'eusse recue de mon ami. C'etait, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne l'aurait fait croire, une de ces petites cites aristocratiques et militaires, entourees d'une campagne etendue ou, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buee sonore intermittente qui,--comme un rideau de peupliers par ses sinuosites dessine le cours d'une riviere qu'on ne voit pas--revele les changements de place d'un regiment a la manoeuvre, que l'atmosphere meme des rues, des avenues et des places, a fini par contracter une sorte de perpetuelle vibratilite musicale et guerriere, et que le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s'y prolonge en vagues appels de clairon, ressasses indefiniment aux oreilles hallucinees par le silence. Elle n'etait pas situee tellement loin de Paris que je ne pusse, en descendant du rapide, rentrer, retrouver ma mere et ma grand'mere et coucher dans mon lit. Aussitot que je l'eus compris, trouble d'un douloureux desir, j'eus trop peu de volonte pour decider de ne pas revenir a Paris et de rester dans la ville; mais trop peu aussi pour empecher un employe de porter ma valise jusqu'a un fiacre et pour ne pas prendre, en marchant derriere lui, l'ame depourvue d'un voyageur qui surveille ses affaires et qu'aucune grand'mere n'attend, pour ne pas monter dans la voiture avec la desinvolture de quelqu'un qui, ayant cesse de penser a ce qu'il veut, a l'air de savoir ce qu'il veut, et ne pas donner au cocher l'adresse du quartier de cavalerie. Je pensais que Saint-Loup viendrait coucher cette nuit-la a l'hotel ou je descendrais afin de me rendre moins angoissant le premier contact avec cette ville inconnue. Un homme de garde alla le chercher, et je l'attendis a la porte du quartier, devant ce grand vaisseau tout retentissant du vent de novembre, et d'ou, a chaque instant, car c'etait six heures du soir, des hommes sortaient deux par deux dans la rue, titubant comme s'ils descendaient a terre dans quelque port exotique ou ils eussent momentanement stationne. Saint-Loup arriva, remuant dans tous les sens, laissant voler son monocle devant lui; je n'avais pas fait dire mon nom, j'etais impatient de jouir de sa surprise et de sa joie. --Ah! quel ennui, s'ecria-t-il en m'apercevant tout a coup et en devenant rouge jusqu'aux oreilles, je viens de prendre la semaine et je ne pourrai pas sortir avant huit jours! Et preoccupe par l'idee de me voir passer seul cette premiere nuit, car il connaissait mieux que personne mes angoisses du soir qu'il avait souvent remarquees et adoucies a Balbec, il interrompait ses plaintes pour se retourner vers moi, m'adresser de petits sourires, de tendres regards inegaux, les uns venant directement de son oeil, les autres a travers son monocle, et qui tous etaient une allusion a l'emotion qu'il avait de me revoir, une allusion aussi a cette chose importante que je ne comprenais toujours pas mais qui m'importait maintenant, notre amitie. --Mon Dieu! et ou allez-vous coucher? Vraiment, je ne vous conseille pas l'hotel ou nous prenons pension, c'est a cote de l'Exposition ou des fetes vont commencer, vous auriez un monde fou. Non, il vaudrait mieux l'hotel de Flandre, c'est un ancien petit palais du XVIIIe siecle avec de vieilles tapisseries. Ca "fait" assez "vieille demeure historique". Saint-Loup employait a tout propos ce mot de "faire" pour "avoir l'air", parce que la langue parlee, comme la langue ecrite, eprouve de temps en temps le besoin de ces alterations du sens des mots, de ces raffinements d'expression. Et de meme que souvent les journalistes ignorent de quelle ecole litteraire proviennent les "elegances" dont ils usent, de meme le vocabulaire, la diction meme de Saint-Loup etaient faits de l'imitation de trois esthetes differents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui avaient ete indirectement inculques. "D'ailleurs, conclut-il, cet hotel est assez adapte a votre hyperesthesie auditive. Vous n'aurez pas de voisins. Je reconnais que c'est un pietre avantage, et comme en somme un autre voyageur peut y arriver demain, cela ne vaudrait pas la peine de choisir cet hotel-la pour des resultats de precarite. Non, c'est a cause de l'aspect que je vous le recommande. Les chambres sont assez sympathiques, tous les meubles anciens et confortables, ca a quelque chose de rassurant." Mais pour moi, moins artiste que Saint-Loup, le plaisir que peut donner une jolie maison etait superficiel, presque nul, et ne pouvait pas calmer mon angoisse commencante, aussi penible que celle que j'avais jadis a Combray quand ma mere ne venait pas me dire bonsoir ou celle que j'avais ressentie le jour de mon arrivee a Balbec dans la chambre trop haute qui sentait le vetiver. Saint-Loup le comprit a mon regard fixe. --Mais vous vous en fichez bien, mon pauvre petit, de ce joli palais, vous etes tout pale; moi, comme une grande brute, je vous parle de tapisseries que vous n'aurez pas meme le coeur de regarder. Je connais la chambre ou on vous mettrait, personnellement je la trouve tres gaie, mais je me rends bien compte que pour vous avec votre sensibilite ce n'est pas pareil. Ne croyez pas que je ne vous comprenne pas, moi je ne ressens pas la meme chose, mais je me mets bien a votre place. Un sous-officier qui essayait un cheval dans la cour, tres occupe a le faire sauter, ne repondant pas aux saluts des soldats, mais envoyant des bordees d'injures a ceux qui se mettaient sur son chemin, adressa a ce moment un sourire a Saint-Loup et, s'apercevant alors que celui-ci avait un ami avec lui, salua. Mais son cheval se dressa de toute sa hauteur, ecumant. Saint-Loup se jeta a sa tete, le prit par la bride, reussit a le calmer et revint a moi. --Oui, me dit-il, je vous assure que je me rends compte, que je souffre de ce que vous eprouvez; je suis malheureux, ajouta-t-il, en posant affectueusement sa main sur mon epaule, de penser que si j'avais pu rester pres de vous, peut-etre j'aurais pu, en causant avec vous jusqu'au matin, vous oter un peu de votre tristesse. Je vous preterais bien des livres, mais vous ne pourrez pas lire si vous etes comme cela. Et jamais je n'obtiendrai de me faire remplacer ici; voila deux fois de suite que je l'ai fait parce que ma gosse etait venue. Et il froncait le sourcil a cause de son ennui et aussi de sa contention a chercher, comme un medecin, quel remede il pourrait appliquer a mon mal. --Cours donc faire du feu dans ma chambre, dit-il a un soldat qui passait. Allons, plus vite que ca, grouille-toi. Puis, de nouveau, il se detournait vers moi, et le monocle et le regard myope faisaient allusion a notre grande amitie: --Non! vous ici, dans ce quartier ou j'ai tant pense a vous, je ne peux pas en croire mes yeux, je crois que je reve. En somme, la sante, cela va-t-il plutot mieux? Vous allez me raconter tout cela tout a l'heure. Nous allons monter chez moi, ne restons pas trop dans la cour, il fait un bon dieu de vent, moi je ne le sens meme plus, mais pour vous qui n'etes pas habitue, j'ai peur que vous n'ayez froid. Et le travail, vous y etes-vous mis? Non? que vous etes drole! Si j'avais vos dispositions, je crois que j'ecrirais du matin au soir. Cela vous amuse davantage de ne rien faire. Quel malheur que ce soient les mediocres comme moi qui soient toujours prets a travailler et que ceux qui pourraient ne veuillent pas! Et je ne vous ai pas seulement demande des nouvelles de Madame votre grand'mere. Son Proudhon ne me quitte pas. Un officier, grand, beau, majestueux, deboucha a pas lents et solennels d'un escalier. Saint-Loup le salua et immobilisa la perpetuelle instabilite de son corps le temps de tenir la main a la hauteur du kepi. Mais il l'y avait precipitee avec tant de force, se redressant d'un mouvement si sec, et, aussitot le salut fini, la fit retomber par un declanchement si brusque en changeant toutes les positions de l'epaule, de la jambe et du monocle, que ce moment fut moins d'immobilite que d'une vibrante tension ou se neutralisaient les mouvements excessifs qui venaient de se produire et ceux qui allaient commencer. Cependant l'officier, sans se rapprocher, calme, bienveillant, digne, imperial, representant en somme tout l'oppose de Saint-Loup, leva, lui aussi, mais sans se hater, la main vers son kepi. --Il faut que je dise un mot au capitaine, me chuchota Saint-Loup; soyez assez gentil pour aller m'attendre dans ma chambre, c'est la seconde a droite, au troisieme etage, je vous rejoins dans un moment. Et, partant au pas de charge, precede de son monocle qui volait en tous sens, il marcha droit vers le digne et lent capitaine dont on amenait a ce moment le cheval et qui, avant de se preparer a y monter, donnait quelques ordres avec une noblesse de gestes etudiee comme dans quelque tableau historique et s'il allait partir pour une bataille du premier Empire, alors qu'il rentrait simplement chez lui, dans la demeure qu'il avait louee pour le temps qu'il resterait a Doncieres et qui etait sise sur une place, nommee, comme par une ironie anticipee a l'egard de ce napoleonide, Place de la Republique! Je m'engageai dans l'escalier, manquant a chaque pas de glisser sur ces marches cloutees, apercevant des chambrees aux murs nus, avec le double alignement des lits et des paquetages. On m'indiqua la chambre de Saint-Loup. Je restai un instant devant sa porte fermee, car j'entendais remuer; on bougeait une chose, on en laissait tomber une autre; je sentais que la chambre n'etait pas vide et qu'il y avait quelqu'un. Mais ce n'etait que le feu allume qui brulait. Il ne pouvait pas se tenir tranquille, il deplacait les buches et fort maladroitement. J'entrai; il en laissa rouler une, en fit fumer une autre. Et meme quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits qui, du moment que je voyais monter la flamme, se montraient a moi des bruits de feu, mais que, si j'eusse ete de l'autre cote du mur, j'aurais cru venir de quelqu'un qui se mouchait et marchait. Enfin, je m'assis dans la chambre. Des tentures de liberty et de vieilles etoffes allemandes du XVIIIe siecle la preservaient de l'odeur qu'exhalait le reste du batiment, grossiere, fade et corruptible comme celle du pain bis. C'est la, dans cette chambre charmante, que j'eusse dine et dormi avec bonheur et avec calme. Saint-Loup y semblait presque present grace aux livres de travail qui etaient sur sa table a cote des photographies parmi lesquelles je reconnus la mienne et celle de Mme de Guermantes, grace au feu qui avait fini par s'habituer a la cheminee et, comme une bete couchee en une attente ardente, silencieuse et fidele, laissait seulement de temps a autre tomber une braise qui s'emiettait, ou lechait d'une flamme la paroi de la cheminee. J'entendais le tic tac de la montre de Saint-Loup, laquelle ne devait pas etre bien loin de moi. Ce tic tac changeait de place a tout moment, car je ne voyais pas la montre; il me semblait venir de derriere moi, de devant, d'a droite, d'a gauche, parfois s'eteindre comme s'il etait tres loin. Tout d'un coup je decouvris la montre sur la table. Alors j'entendis le tic tac en un lieu fixe d'ou il ne bougea plus. Je croyais l'entendre a cet endroit-la; je ne l'y entendais pas, je l'y voyais, les sons n'ont pas de lieu. Du moins les rattachons-nous a des mouvements et par la ont-ils l'utilite de nous prevenir de ceux-ci, de paraitre les rendre necessaires et naturels. Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermetiquement bouche les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil a celui qui rabachait en ce moment dans la cheminee de Saint-Loup, tout en travaillant a faire des tisons et des cendres qu'il laissait ensuite tomber dans sa corbeille, n'entende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, a intervalles reguliers, sur la grand'place de Doncieres. Alors que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles etaient feuilletees par un dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prepare s'attenue, s'allege et s'eloigne comme un gazouillement celeste. Le recul du bruit, son amincissement, lui otent toute puissance agressive a notre egard; affoles tout a l'heure par des coups de marteau qui semblaient ebranler le plafond sur notre tete, nous nous plaisons maintenant a les recueillir, legers, caressants, lointains comme un murmure de feuillages jouant sur la route avec le zephir. On fait des reussites avec des cartes qu'on n'entend pas, si bien qu'on croit ne pas les avoir remuees, qu'elles bougent d'elles-memes et, allant au-devant de notre desir de jouer avec elles, se sont mises a jouer avec nous. Et a ce propos on peut se demander si pour l'Amour (ajoutons meme a l'Amour l'amour de la vie, l'amour de la gloire, puisqu'il y a, parait-il, des gens qui connaissent ces deux derniers sentiments) on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d'implorer qu'il cesse, se bouchent les oreilles; et, a leur imitation, reporter notre attention, notre defensive, en nous-meme, leur donner comme objet a reduire, non pas l'etre exterieur que nous aimons, mais notre capacite de souffrir par lui. Pour revenir au son, qu'on epaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tete un air turbulent; qu'on enduise une de ces boules d'une matiere grasse, aussitot son despotisme est obei par toute la maison, ses lois memes s'etendent au dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanement fermer le clavier et la lecon de musique est brusquement finie; le monsieur qui marchait sur notre tete cesse d'un seul coup sa ronde; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d'Etat. Et cette attenuation des sons trouble meme quelquefois le sommeil au lieu de le proteger. Hier encore les bruits incessants, en nous decrivant d'une facon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux; aujourd'hui, a la surface de silence etendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive a se faire entendre, leger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mysterieux; et la demande d'explication qu'il exhale suffit a nous eveiller. Que l'on retire pour un instant au malade les cotons superposes a son tympan, et soudain la lumiere, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renait dans l'univers; a toute vitesse rentre le peuple des bruits exiles; on assiste, comme si elles etaient psalmodiees par des anges musiciens, a la resurrection des voix. Les rues vides sont remplies pour un instant par les ailes rapides et successives des tramways chanteurs. Dans la chambre elle-meme, le malade vient de creer, non pas, comme Promethee, le feu, mais le bruit du feu. Et en augmentant, en relachant les tampons d'ouate, c'est comme si on faisait jouer alternativement l'une et l'autre des deux pedales qu'on a ajoutees a la sonorite du monde exterieur. Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas momentanees. Celui qui est devenu entierement sourd ne peut meme pas faire chauffer aupres de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboreen, pareil a celui d'une tempete de neige et qui est le signe premonitoire auquel il est sage d'obeir en retirant, comme le Seigneur arretant les flots, les prises electriques; car deja l'oeuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulevements obliques, enfle, arrondit quelques voiles a demi chavirees qu'avait plissees la creme, en lance dans la tempete une en nacre et que l'interruption des courants, si l'orage electrique est conjure a temps, fera toutes tournoyer sur elles-memes et jettera a la derive, changees en petales de magnolia. Mais si le malade n'avait pas pris assez vite les precautions necessaires, bientot ses livres et sa montre engloutis, emergeant a peine d'une mer blanche apres ce mascaret lacte, il serait oblige d'appeler au secours sa vieille bonne qui, fut-il lui-meme un homme politique illustre ou un grand ecrivain, lui dirait qu'il n'a pas plus de raison qu'un enfant de cinq ans. A d'autres moments, dans la chambre magique, devant la porte fermee, une personne qui n'etait pas la tout a l'heure a fait son apparition, c'est un visiteur qu'on n'a pas entendu entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits theatres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en degout le langage parle. Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens ajoute autant de beaute au monde que ne fait son acquisition, c'est avec delices qu'il se promene maintenant sur une Terre presque edenique ou le son n'a pas encore ete cree. Les plus hautes cascades deroulent pour ses yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, comme des cataractes du Paradis. Comme le bruit etait pour lui, avant sa surdite, la forme perceptible que revetait la cause d'un mouvement, les objets remues sans bruit semblent l'etre sans cause; depouilles de toute qualite sonore, ils montrent une activite spontanee, ils semblent vivre; ils remuent, s'immobilisent, prennent feu d'eux-memes. D'eux-memes ils s'envolent comme les monstres ailes de la prehistoire. Dans la maison solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que l'infirmite fut complete, montrait deja plus de reserve, se faisait silencieusement, est assure maintenant, avec quelque chose de subreptice, par des muets, ainsi qu'il arrive pour un roi de feerie. Comme sur la scene encore, le monument que le sourd voit de sa fenetre--caserne, eglise, mairie--n'est qu'un decor. Si un jour il vient a s'ecrouler, il pourra emettre un nuage de poussiere et des decombres visibles; mais moins materiel meme qu'un palais de theatre dont il n'a pourtant pas la minceur, il tombera dans l'univers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarite d'aucun bruit la chastete du silence. Celui, bien plus relatif, qui regnait dans la petite chambre militaire ou je me trouvais depuis un moment, fut rompu. La porte s'ouvrit, et Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement. --Ah! Robert, qu'on est bien chez vous, lui dis-je; comme il serait bon qu'il fut permis d'y diner et d'y coucher! Et en effet, si cela n'avait pas ete defendu, quel repos sans tristesse j'aurais goute la, protege par cette atmosphere de tranquillite, de vigilance et de gaiete qu'entretenaient mille volontes reglees et sans inquietude, mille esprits insouciants, dans cette grande communaute qu'est une caserne ou, le temps ayant pris la forme de l'action, la triste cloche des heures etait remplacee par la meme joyeuse fanfare de ces appels dont etait perpetuellement tenu en suspens sur les paves de la ville, emiette et pulverulent, le souvenir sonore;--voix sure d'etre ecoutee, et musicale, parce qu'elle n'etait pas seulement le commandement de l'autorite a l'obeissance mais aussi de la sagesse au bonheur. --Ah! vous aimeriez mieux coucher ici pres de moi que de partir seul a l'hotel, me dit Saint-Loup en riant. --Oh! Robert, vous etes cruel de prendre cela avec ironie, lui dis-je, puisque vous savez que c'est impossible et que je vais tant souffrir la-bas. --Eh bien! vous me flattez, me dit-il, car j'ai justement eu, de moi-meme, cette idee que vous aimeriez mieux rester ici ce soir. Et c'est precisement cela que j'etais alle demander au capitaine. --Et il a permis? m'ecriai-je. --Sans aucune difficulte. --Oh! je l'adore! --Non, c'est trop. Maintenant laissez-moi appeler mon ordonnance pour qu'il s'occupe de notre diner, ajouta-t-il, pendant que je me detournais pour cacher mes larmes. Plusieurs fois entrerent l'un ou l'autre des camarades de Saint-Loup. Il les jetait a la porte. --Allons, fous le camp. Je lui demandais de les laisser rester. --Mais non, ils vous assommeraient: ce sont des etres tout a fait incultes, qui ne peuvent parler que courses, si ce n'est pansage. Et puis, meme pour moi, ils me gateraient ces instants si precieux que j'ai tant desires. Remarquez que si je parle de la mediocrite de mes camarades, ce n'est pas que tout ce qui est militaire manque d'intellectualite. Bien loin de la. Nous avons un commandant qui est un homme admirable. Il a fait un cours ou l'histoire militaire est traitee comme une demonstration, comme une espece d'algebre. Meme esthetiquement, c'est d'une beaute tour a tour inductive et deductive a laquelle vous ne seriez pas insensible. --Ce n'est pas le capitaine qui m'a permis de rester ici? --Non, Dieu merci, car l'homme que vous "adorez" pour peu de chose est le plus grand imbecile que la terre ait jamais porte. Il est parfait pour s'occuper de l'ordinaire et de la tenue de ses hommes; il passe des heures avec le marechal des logis chef et le maitre tailleur. Voila sa mentalite. Il meprise d'ailleurs beaucoup, comme tout le monde, l'admirable commandant dont je vous parle. Personne ne frequente celui-la, parce qu'il est franc-macon et ne va pas a confesse. Jamais le Prince de Borodino ne recevrait chez lui ce petit bourgeois. Et c'est tout de meme un fameux culot de la part d'un homme dont l'arriere-grand-pere etait un petit fermier et qui, sans les guerres de Napoleon, serait probablement fermier aussi. Du reste il se rend bien un peu compte de la situation ni chair ni poisson qu'il a dans la societe. Il va a peine au Jockey, tant il y est gene, ce pretendu prince, ajouta Robert, qui, ayant ete amene par un meme esprit d'imitation a adopter les theories sociales de ses maitres et les prejuges mondains de ses parents, unissait, sans s'en rendre compte, a l'amour de la democratie le dedain de la noblesse d'Empire. Je regardais la photographie de sa tante et la pensee que Saint-Loup possedant cette photographie, il pourrait peut-etre me la donner, me fit le cherir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui me semblaient peu de choses en echange d'elle. Car cette photographie c'etait comme une rencontre de plus ajoutee a celles que j'avais deja faites de Mme de Guermantes; bien mieux, une rencontre prolongee, comme si, par un brusque progres dans nos relations, elle s'etait arretee aupres de moi, en chapeau de jardin, et m'avait laisse pour la premiere fois regarder a loisir ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de sourcils (jusqu'ici voiles pour moi par la rapidite de son passage, l'etourdissement de mes impressions, l'inconsistance du souvenir); et leur contemplation, autant que celle de la gorge et des bras d'une femme que je n'aurais jamais vue qu'en robe montante, m'etait une voluptueuse decouverte, une faveur. Ces lignes qu'il me semblait presque defendu de regarder, je pourrais les etudier la comme dans un traite de la seule geometrie qui eut de la valeur pour moi. Plus tard, en regardant Robert, je m'apercus que lui aussi etait un peu comme une photographie de sa tante, et par un mystere presque aussi emouvant pour moi puisque, si sa figure a lui n'avait pas ete directement produite par sa figure a elle, toutes deux avaient cependant une origine commune. Les traits de la duchesse de Guermantes qui etaient epingles dans ma vision de Combray, le nez en bec de faucon, les yeux percants, semblaient avoir servi aussi a decouper--dans un autre exemplaire analogue et mince d'une peau trop fine--la figure de Robert presque superposable a celle de sa tante. Je regardais sur lui avec envie ces traits caracteristiques des Guermantes, de cette race restee si particuliere au milieu du monde, ou elle ne se perd pas et ou elle reste isolee dans sa gloire divinement ornithologique, car elle semble issue, aux ages de la mythologie, de l'union d'une deesse et d'un oiseau. Robert, sans en connaitre les causes, etait touche de mon attendrissement. Celui-ci d'ailleurs s'augmentait du bien-etre cause par la chaleur du feu et par le vin de Champagne qui faisait perler en meme temps des gouttes de sueur a mon front et des larmes a mes yeux; il arrosait des perdreaux; je les mangeais avec l'emerveillement d'un profane, de quelque sorte qu'il soit, quand il trouve dans une certaine vie qu'il ne connaissait pas ce qu'il avait cru qu'elle excluait (par exemple d'un libre penseur faisant un diner exquis dans un presbytere). Et le lendemain matin en m'eveillant, j'allai jeter par la fenetre de Saint-Loup qui, situee fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de curiosite pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je n'avais pas pu apercevoir la veille, parce que j'etais arrive trop tard, a l'heure ou elle dormait deja dans la nuit. Mais de si bonne heure qu'elle fut eveillee, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisee, comme on la voit d'une fenetre de chateau, du cote de l'etang, qu'emmitouflee encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me laissait presque rien distinguer. Mais je savais qu'avant que les soldats qui s'occupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur pansage, elle l'aurait devetue. En attendant je ne pouvais voir qu'une maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos deja depouille d'ombre, grele et rugueux. A travers les rideaux ajoures de givre, je ne quittais pas des yeux cette etrangere qui me regardait pour la premiere fois. Mais quand j'eus pris l'habitude de venir au quartier, la conscience que la colline etait la, plus reelle par consequent, meme quand je ne la voyais pas, que l'hotel de Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais comme a des absents, comme a des morts, c'est-a-dire sans plus guere croire a leur existence, fit que, meme sans que je m'en rendisse compte, sa forme reverberee se profila toujours sur les moindres impressions que j'eus a Doncieres et, pour commencer par ce matin-la, sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat prepare par l'ordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable qui avait l'air d'un centre optique pour regarder la colline (l'idee de faire autre chose que la regarder et de s'y promener etant rendue impossible par ce meme brouillard qu'il y avait). Imbibant la forme de la colline, associe au gout du chocolat et a toute la trame de mes pensees d'alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde a lui, vint mouiller toutes mes pensees de ce temps-la, comme tel or inalterable et massif etait reste allie a mes impressions de Balbec, ou comme la presence voisine des escaliers exterieurs de gres noiratre donnait quelque grisaille a mes impressions de Combray. Il ne persista d'ailleurs pas tard dans la matinee, le soleil commenca par user inutilement contre lui quelques fleches qui le passementerent de brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville, donnaient aux rouges des feuilles d'arbres, aux rouges et aux bleus des affiches electorales posees sur les murs une exaltation qui me soulevait moi-meme et me faisait battre, en chantant, les paves sur lesquels je me retenais pour ne pas bondir de joie. Mais, des le second jour, il me fallut aller coucher a l'hotel. Et je savais d'avance que fatalement j'allais y trouver la tristesse. Elle etait comme un arome irrespirable que depuis ma naissance exhalait pour moi toute chambre nouvelle, c'est-a-dire toute chambre: dans celle que j'habitais d'ordinaire, je n'etais pas present, ma pensee restait ailleurs et a sa place envoyait seulement l'habitude. Mais je ne pouvais charger cette servante moins sensible de s'occuper de mes affaires dans un pays nouveau, ou je la precedais, ou j'arrivais seul, ou il me fallait faire entrer en contact avec les choses ce "Moi" que je ne retrouvais qu'a des annees d'intervalles, mais toujours le meme, n'ayant pas grandi depuis Combray, depuis ma premiere arrivee a Balbec, pleurant, sans pouvoir etre console, sur le coin d'une malle defaite. Or, je m'etais trompe. Je n'eus pas le temps d'etre triste, car je ne fus pas un instant seul. C'est qu'il restait du palais ancien un excedent de luxe, inutilisable dans un hotel moderne, et qui, detache de toute affectation pratique, avait pris dans son desoeuvrement une sorte de vie: couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait a tous moments les allees et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et ornes comme des salons, qui avaient plutot l'air d'habiter la que de faire partie de l'habitation, qu'on n'avait pu faire entrer dans aucun appartement, mais qui rodaient autour du mien et vinrent tout de suite m'offrir leur compagnie--sorte de voisins oisifs, mais non bruyants, de fantomes subalternes du passe a qui on avait concede de demeurer sans bruit a la porte des chambres qu'on louait, et qui chaque fois que je les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d'une prevenance silencieuse. En somme, l'idee d'un logis, simple contenant de notre existence actuelle et nous preservant seulement du froid, de la vue des autres, etait absolument inapplicable a cette demeure, ensemble de pieces, aussi reelles qu'une colonie de personnes, d'une vie il est vrai silencieuse, mais qu'on etait oblige de rencontrer, d'eviter, d'accueillir, quand on rentrait. On tachait de ne pas deranger et on ne pouvait regarder sans respect le grand salon qui avait pris, depuis le XVIIIe siecle, l'habitude de s'etendre entre ses appuis de vieil or, sous les nuages de son plafond peint. Et on etait pris d'une curiosite plus familiere pour les petites pieces qui, sans aucun souci de la symetrie, couraient autour de lui, innombrables, etonnees, fuyant en desordre jusqu'au jardin ou elles descendaient si facilement par trois marches ebrechees. Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre l'ascenseur ni etre vu dans le grand escalier, un plus petit, prive, qui ne servait plus, me tendait ses marches si adroitement posees l'une tout pres de l'autre, qu'il semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs, viennent souvent emouvoir en nous une sensualite particuliere. Mais celle qu'il y a a monter et a descendre, il m'avait fallu venir ici pour la connaitre, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que l'acte, habituellement non percu, de respirer, peut etre une constante volupte. Je recus cette dispense d'effort que nous accordent seules les choses dont nous avons un long usage, quand je posai mes pieds pour la premiere fois sur ces marches, familieres avant d'etre connues, comme si elles possedaient, peut-etre deposee, incorporee en elles par les maitres d'autrefois qu'elles accueillaient chaque jour, la douceur anticipee d'habitudes que je n'avais pas contractees encore et qui meme ne pourraient que s'affaiblir quand elles seraient devenues miennes. J'ouvris une chambre, la double porte se referma derriere moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte d'enivrante royaute; une cheminee de marbre ornee de cuivres ciseles, dont on aurait eu tort de croire qu'elle ne savait que representer l'art du Directoire, me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds m'aida a me chauffer aussi confortablement que si j'eusse ete assis sur le tapis. Les murs etreignaient la chambre, la separant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complete, s'ecartaient devant la bibliotheque, reservaient l'enfoncement du lit des deux cotes duquel des colonnes soutenaient legerement le plafond sureleve de l'alcove. Et la chambre etait prolongee dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu'elle, dont le dernier suspendait a son mur, pour parfumer le recueillement qu'on y vient chercher, un voluptueux rosaire de grains d'iris; les portes, si je les laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne se contentaient pas de le tripler, sans qu'il cessat d'etre harmonieux, et ne faisaient pas seulement gouter a mon regard le plaisir de l'etendue apres celui de la concentration, mais encore ajoutaient, au plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait d'etre enclose, le sentiment de la liberte. Ce reduit donnait sur une cour, belle solitaire que je fus heureux d'avoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la decouvris, captive entre ses hauts murs ou ne prenait jour aucune fenetre, et n'ayant que deux arbres jaunis qui suffisaient a donner une douceur mauve au ciel pur. Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout mon feerique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce qu'elle avait a m'offrir si je n'avais pas sommeil, un fauteuil place dans un coin, une epinette, sur une console un pot de faience bleu rempli de cineraires, et dans un cadre ancien le fantome d'une dame d'autrefois aux cheveux poudres meles de fleurs bleues et tenant a la main un bouquet d'oeillets. Arrive au bout, son mur plein ou ne s'ouvrait aucune porte me dit naivement: "Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi", tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que, si je ne dormais pas cette nuit, je pourrais tres bien venir nu-pieds, et que les fenetres sans volets qui regardaient la campagne m'assuraient qu'elles passeraient une nuit blanche et qu'en venant a l'heure que je voudrais je n'avais a craindre de reveiller personne. Et derriere une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrete par la muraille et ne pouvant se sauver, s'etait cache la, tout penaud, et me regardait avec effroi de son oeil-de-boeuf rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai, mais la presence de l'edredon, des colonnettes, de la petite cheminee, en mettant mon attention a un cran ou elle n'etait pas a Paris, m'empecha de me livrer au traintrain habituel de mes revasseries. Et comme c'est cet etat particulier de l'attention qui enveloppe le sommeil et agit sur lui, le modifie, le met de plain-pied avec telle ou telle serie de nos souvenirs, les images qui remplirent mes reves, cette premiere nuit, furent empruntees a une memoire entierement distincte de celle que mettait d'habitude a contribution mon sommeil. Si j'avais ete tente en dormant de me laisser reentrainer vers ma memoire coutumiere, le lit auquel je n'etais pas habitue, la douce attention que j'etais oblige de preter a mes positions quand je me retournais, suffisaient a rectifier ou a maintenir le fil nouveau de mes reves. Il en est du sommeil comme de la perception du monde exterieur. Il suffit d'une modification dans nos habitudes pour le rendre poetique, il suffit qu'en nous deshabillant nous nous soyons endormi sans le vouloir sur notre lit, pour que les dimensions du sommeil soient changees et sa beaute sentie. On s'eveille, on voit quatre heures a sa montre, ce n'est que quatre heures du matin, mais nous croyons que toute la journee s'est ecoulee, tant ce sommeil de quelques minutes et que nous n'avions pas cherche nous a paru descendu du ciel, en vertu de quelque droit divin, enorme et plein comme le globe d'or d'un empereur. Le matin, ennuye de penser que mon grand-pere etait pret et qu'on m'attendait pour partir du cote de Meseglise, je fus eveille par la fanfare d'un regiment qui tous les jours passa sous mes fenetres. Mais deux ou trois fois--et je le dis, car on ne peut bien decrire la vie des hommes si on ne la fait baigner dans le sommeil ou elle plonge et qui, nuit apres nuit, la contourne comme une presqu'ile est cernee par la mer--le sommeil interpose fut en moi assez resistant pour soutenir le choc de la musique, et je n'entendis rien. Les autres jours il ceda un instant; mais encore veloutee d'avoir dormi, ma conscience, comme ces organes prealablement anesthesies, par qui une cauterisation, restee d'abord insensible, n'est percue que tout a fait a sa fin et comme une legere brulure, n'etait touchee qu'avec douceur par les pointes aigues des fifres qui la caressaient d'un vague et frais gazouillis matinal; et apres cette etroite interruption ou le silence s'etait fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant meme que les dragons eussent fini de passer, me derobant les dernieres gerbes epanouies du bouquet jaillissant et sonore. Et la zone de ma conscience que ses tiges jaillissantes avaient effleuree etait si etroite, si circonvenue de sommeil, que plus tard, quand Saint-Loup me demandait si j'avais entendu la musique, je n'etais pas plus certain que le son de la fanfare n'eut pas ete aussi imaginaire que celui que j'entendais dans le jour s'elever apres le moindre bruit au-dessus des paves de la ville. Peut-etre ne l'avais-je entendu qu'en un reve, par la crainte d'etre reveille, ou au contraire de ne pas l'etre et de ne pas voir le defile. Car souvent quand je restais endormi au moment ou j'avais pense au contraire que le bruit m'aurait reveille, pendant une heure encore je croyais l'etre, tout en sommeillant, et je me jouais a moi-meme en minces ombres sur l'ecran de mon sommeil les divers spectacles auxquels il m'empechait, mais auxquels j'avais l'illusion d'assister. Ce qu'on aurait fait le jour, il arrive en effet, le sommeil venant, qu'on ne l'accomplisse qu'en reve, c'est-a-dire apres l'inflexion de l'ensommeillement, en suivant une autre voie qu'on n'eut fait eveille. La meme histoire tourne et a une autre fin. Malgre tout, le monde dans lequel on vit pendant le sommeil est tellement different, que ceux qui ont de la peine a s'endormir cherchent avant tout a sortir du notre. Apres avoir desesperement, pendant des heures, les yeux clos, roule des pensees pareilles a celles qu'ils auraient eues les yeux ouverts, ils reprennent courage s'ils s'apercoivent que la minute precedente a ete toute alourdie d'un raisonnement en contradiction formelle avec les lois de la logique et l'evidence du present, cette courte "absence" signifiant que la porte est ouverte par laquelle ils pourront peut-etre s'echapper tout a l'heure de la perception du reel, aller faire une halte plus ou moins loin de lui, ce qui leur donnera un plus ou moins "bon" sommeil. Mais un grand pas est deja fait quand on tourne le dos au reel, quand on atteint les premiers antres ou les "autosuggestions" preparent comme des sorcieres l'infernal fricot des maladies imaginaires ou de la recrudescence des maladies nerveuses, et guettent l'heure ou les crises remontees pendant le sommeil inconscient se declancheront assez fortes pour le faire cesser. Non loin de la est le jardin reserve ou croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si differents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l'ether, sommeil de la belladone, de l'opium, de la valeriane, fleurs qui restent closes jusqu'au jour ou l'inconnu predestine viendra les toucher, les epanouir, et pour de longues heures degager l'arome de leurs reves particuliers en un etre emerveille et surpris. Au fond du jardin est le couvent aux fenetres ouvertes ou l'on entend repeter les lecons apprises avant de s'endormir et qu'on ne saura qu'au reveil; tandis que, presage de celui-ci, fait resonner son tic tac ce reveille-matin interieur que notre preoccupation a regle si bien que, quand notre menagere viendra nous dire: il est sept heures, elle nous trouvera deja pret. Aux parois obscures de cette chambre qui s'ouvre sur les reves, et ou travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel est parfois interrompue et defaite par un cauchemar plein de reminiscences la tache vite recommencee, pendent, meme apres qu'on est reveille, les souvenirs des songes, mais si entenebres que souvent nous ne les apercevons pour la premiere fois qu'en pleine apres-midi quand le rayon d'une idee similaire vient fortuitement les frapper; quelques-uns deja, harmonieusement clairs pendant qu'on dormait, mais devenus si meconnaissables que, ne les ayant pas reconnus, nous ne pouvons que nous hater de les rendre a la terre, ainsi que des morts trop vite decomposes ou que des objets si gravement atteints et pres de la poussiere que le restaurateur le plus habile ne pourrait leur rendre une forme, et rien en tirer. Pres de la grille est la carriere ou les sommeils profonds viennent chercher des substances qui impregnent la tete d'enduits si durs que, pour eveiller le dormeur, sa propre volonte est obligee, meme dans un matin d'or, de frapper a grands coups de hache, comme un jeune Siegfried. Au dela encore sont les cauchemars dont les medecins pretendent stupidement qu'ils fatiguent plus que l'insomnie, alors qu'ils permettent au contraire au penseur de s'evader de l'attention; les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, ou nos parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n'exclut pas une guerison prochaine. En attendant nous les tenons dans une petite cage a rats, ou ils sont plus petits que des souris blanches et, couverts de gros boutons rouges, plantes chacun d'une plume, nous tiennent des discours ciceroniens. A cote de cet album est le disque tournant du reveil grace auquel nous subissons un instant l'ennui d'avoir a rentrer tout a l'heure dans une maison qui est detruite depuis cinquante ans, et dont l'image est effacee, au fur et a mesure que le sommeil s'eloigne, par plusieurs autres, avant que nous arrivions a celle qui ne se presente qu'une fois le disque arrete et qui coincide avec celle que nous verrons avec nos yeux ouverts. Quelquefois je n'avais rien entendu, etant dans un de ces sommeils ou l'on tombe comme dans un trou duquel on est tout heureux d'etre tire un peu plus tard, lourd, surnourri, digerant tout ce que nous ont apporte, pareilles aux nymphes qui nourrissaient Hercule, ces agiles puissances vegetatives, a l'activite redoublee pendant que nous dormons. On appelle cela un sommeil de plomb; il semble qu'on soit devenu soi-meme, pendant quelques instants apres qu'un tel sommeil a cesse, un simple bonhomme de plomb. On n'est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensee, sa personnalite comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutot que tout autre? Pourquoi, quand on se remet a penser, n'est-ce pas alors une autre personnalite que l'anterieure qui s'incarne en nous? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d'etres humains qu'on pourrait etre, c'est sur celui qu'on etait la veille qu'on met juste la main. Qu'est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait ete complet, ou les reves, entierement differents de nous)? Il y a eu vraiment mort, comme quand le coeur a cesse de battre et que des tractions rythmees de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l'eussions-nous vue qu'une fois, eveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens sont suspendus. Ou quelques-uns dormaient-ils en nous-memes, dont nous prenons conscience? La resurrection au reveil--apres ce bienfaisant acces d'alienation mentale qu'est le sommeil--doit ressembler au fond a ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oublies. Et peut-etre la resurrection de l'ame apres la mort est-elle concevable comme un phenomene de memoire. Quand j'avais fini de dormir, attire par le ciel ensoleille, mais retenu par la fraicheur de ces derniers matins si lumineux et si froids ou commence l'hiver, pour regarder les arbres ou les feuilles n'etaient plus indiquees que par une ou deux touches d'or ou de rose qui semblaient etre restees en l'air, dans une trame invisible, je levais la tete et tendais le cou tout en gardant le corps a demi cache dans mes couvertures; comme une chrysalide en voie de metamorphose, j'etais une creature double aux diverses parties de laquelle ne convenait pas le meme milieu; a mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur; ma poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur. Je ne me levais que quand mon feu etait allume et je regardais le tableau si transparent et si doux de la matinee mauve et doree a laquelle je venais d'ajouter artificiellement les parties de chaleur qui lui manquaient, tisonnant mon feu qui brulait et fumait comme une bonne pipe et qui me donnait comme elle eut fait un plaisir a la fois grossier parce qu'il reposait sur un bien-etre materiel et delicat parce que derriere lui s'estompait une pure vision. Mon cabinet de toilette etait tendu d'un papier a fond d'un rouge violent que parsemaient des fleurs noires et blanches, auxquelles il semble que j'aurais du avoir quelque peine a m'habituer. Mais elles ne firent que me paraitre nouvelles, que me forcer a entrer non en conflit mais en contact avec elles, que modifier la gaiete et les chants de mon lever, elles ne firent que me mettre de force au coeur d'une sorte de coquelicot pour regarder le monde, que je voyais tout autre qu'a Paris, de ce gai paravent qu'etait cette maison nouvelle, autrement orientee que celle de mes parents et ou affluait un air pur. Certains jours, j'etais agite par l'envie de revoir ma grand'mere ou par la peur qu'elle ne fut souffrante; ou bien c'etait le souvenir de quelque affaire laissee en train a Paris, et qui ne marchait pas: parfois aussi quelque difficulte dans laquelle, meme ici, j'avais trouve le moyen de me jeter. L'un ou l'autre de ces soucis m'avait empeche de dormir, et j'etais sans force contre ma tristesse, qui en un instant remplissait pour moi toute l'existence. Alors, de l'hotel, j'envoyais quelqu'un au quartier, avec un mot pour Saint-Loup: je lui disais que si cela lui etait materiellement possible--je savais que c'etait tres difficile--il fut assez bon pour passer un instant. Au bout d'une heure il arrivait; et en entendant son coup de sonnette je me sentais delivre de mes preoccupations. Je savais, que si elles etaient plus fortes que moi, il etait plus fort qu'elles, et mon attention se detachait d'elles et se tournait vers lui qui avait a decider. Il venait d'entrer; et deja il avait mis autour de moi le plein air ou il deployait tant d'activite depuis le matin, milieu vital fort different de ma chambre et auquel je m'adaptais immediatement par des reactions appropriees. --J'espere que vous ne m'en voulez pas de vous avoir derange; j'ai quelque chose qui me tourmente, vous avez du le deviner. --Mais non, j'ai pense simplement que vous aviez envie de me voir et j'ai trouve ca tres gentil. J'etais enchante que vous m'ayez fait demander. Mais quoi? ca ne va pas, alors? qu'est-ce qu'il y a pour votre service? Il ecoutait mes explications, me repondait avec precision; mais avant meme qu'il eut parle, il m'avait fait semblable a lui; a cote des occupations importantes qui le faisaient si presse, si alerte, si content, les ennuis qui m'empechaient tout a l'heure de rester un instant sans souffrir me semblaient, comme a lui, negligeables; j'etais comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, fait appeler un medecin lequel avec adresse et douceur lui ecarte la paupiere, lui enleve et lui montre un grain de sable; le malade est gueri et rassure. Tous mes tracas se resolvaient en un telegramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. La vie me semblait si differente, si belle, j'etais inonde d'un tel trop-plein de force que je voulais agir. --Que faites-vous maintenant? disais-je a Saint-Loup. --Je vais vous quitter, car on part en marche dans trois quarts d'heure et on a besoin de moi. --Alors ca vous a beaucoup gene de venir? --Non, ca ne m'a pas gene, le capitaine a ete tres gentil, il a dit que du moment que c'etait pour vous il fallait que je vienne, mais enfin je ne veux pas avoir l'air d'abuser. --Mais si je me levais vite et si j'allais de mon cote a l'endroit ou vous allez manoeuvrer, cela m'interesserait beaucoup, et je pourrais peut-etre causer avec vous dans les pauses. --Je ne vous le conseille pas; vous etes reste eveille, vous vous etes mis martel en tete pour une chose qui, je vous assure, est sans aucune consequence, mais maintenant qu'elle ne vous agite plus, retournez-vous sur votre oreiller et dormez, ce qui sera excellent contre la demineralisation de vos cellules nerveuses; ne vous endormez pas trop vite parce que notre garce de musique va passer sous vos fenetres; mais aussitot apres, je pense que vous aurez la paix, et nous nous reverrons ce soir a diner. Mais un peu plus tard j'allai souvent voir le regiment faire du service en campagne, quand je commencai a m'interesser aux theories militaires que developpaient a diner les amis de Saint-Loup et que cela devint le desir de mes journees de voir de plus pres leurs differents chefs, comme quelqu'un qui fait de la musique sa principale etude et vit dans les concerts a du plaisir a frequenter les cafes ou l'on est mele a la vie des musiciens de l'orchestre. Pour arriver au terrain de manoeuvres il me fallait faire de grandes marches. Le soir, apres le diner, l'envie de dormir faisait par moments tomber ma tete comme un vertige. Le lendemain, je m'apercevais que je n'avais pas plus entendu la fanfare, qu'a Balbec, le lendemain des soirs ou Saint-Loup m'avait emmene diner a Rivebelle, je n'avais entendu le concert de la plage. Et au moment ou je voulais me lever, j'en eprouvais delicieusement l'incapacite; je me sentais attache a un sol invisible et profond par les articulations, que la fatigue me rendait sensibles, de radicelles musculeuses et nourricieres. Je me sentais plein de force, la vie s'etendait plus longue devant moi; c'est que j'avais recule jusqu'aux bonnes fatigues de mon enfance a Combray, le lendemain des jours ou nous nous etions promenes du cote de Guermantes. Les poetes pretendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis ete en rentrant dans telle maison, dans un tel jardin ou nous avons vecu jeunes. Ce sont la pelerinages fort hasardeux et a la suite desquels on compte autant de deceptions que de succes. Les lieux fixes, contemporains d'annees differentes, c'est en nous-meme qu'il vaut mieux les trouver. C'est a quoi peuvent, dans une certaine mesure, nous servir une grande fatigue que suit une bonne nuit. Celles-la du moins, pour nous faire descendre dans les galeries les plus souterraines du sommeil, ou aucun reflet de la veille, aucune lueur de memoire n'eclairent plus le monologue interieur, si tant est que lui-meme n'y cesse pas, retournent si bien le sol et le tuf de notre corps qu'elles nous font retrouver, la ou nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin ou nous avons ete enfant. Il n'y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre n'est plus sur elle, mais dessous; l'excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont necessaires. Mais on verra combien certaines impressions fugitives et fortuites ramenent bien mieux encore vers le passe, avec une precision plus fine, d'un vol plus leger, plus immateriel, plus vertigineux, plus infaillible, plus immortel, que ces dislocations organiques. Quelquefois ma fatigue etait plus grande encore: j'avais, sans pouvoir me coucher, suivi les manoeuvres pendant plusieurs jours. Que le retour a l'hotel etait alors beni! En entrant dans mon lit, il me semblait avoir enfin echappe a des enchanteurs, a des sorciers, tels que ceux qui peuplent les "romans" aimes de notre XVIIe siecle. Mon sommeil et ma grasse matinee du lendemain n'etaient plus qu'un charmant conte de fees. Charmant; bienfaisant peut-etre aussi. Je me disais que les pires souffrances ont leur lieu d'asile, qu'on peut toujours, a defaut de mieux, trouver le repos. Ces pensees me menaient fort loin. Les jours ou il y avait repos et ou Saint-Loup ne pouvait cependant pas sortir, j'allais souvent le voir au quartier. C'etait loin; il fallait sortir de la ville, franchir le viaduc, des deux cotes duquel j'avais une immense vue. Une forte brise soufflait presque toujours sur ces hauts lieux, et emplissait les batiments construits sur trois cotes de la cour qui grondaient sans cesse comme un antre des vents. Tandis que, pendant qu'il etait occupe a quelque service, j'attendais Robert, devant la porte de sa chambre ou au refectoire, en causant avec tels de ses amis auxquels il m'avait presente (et que je vins ensuite voir quelquefois, meme quand il ne devait pas etre la), voyant par la fenetre, a cent metres au-dessous de moi, la campagne depouillee mais ou ca et la des semis nouveaux, souvent encore mouilles de pluie et eclaires par le soleil, mettaient quelques bandes vertes d'un brillant et d'une limpidite translucide d'email, il m'arrivait d'entendre parler de lui; et je pus bien vite me rendre compte combien il etait aime et populaire. Chez plusieurs engages, appartenant a d'autres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute societe aristocratique que du dehors et sans y penetrer, la sympathie qu'excitait en eux ce qu'ils savaient du caractere de Saint-Loup se doublait du prestige qu'avait a leurs yeux le jeune homme que souvent, le samedi soir, quand ils venaient en permission a Paris, ils avaient vu souper au Cafe de la Paix avec le duc d'Uzes et le prince d'Orleans. Et a cause de cela, dans sa jolie figure, dans sa facon degingandee de marcher, de saluer, dans le perpetuel lance de son monocle, dans "la fantaisie" de ses kepis trop hauts, de ses pantalons d'un drap trop fin et trop rose, ils avaient introduit l'idee d'un "chic" dont ils assuraient qu'etaient depourvus les officiers les plus elegants du regiment, meme le majestueux capitaine a qui j'avais du de coucher au quartier, lequel semblait, par comparaison, trop solennel et presque commun. L'un disait que le capitaine avait achete un nouveau cheval. "Il peut acheter tous les chevaux qu'il veut. J'ai rencontre Saint-Loup dimanche matin allee des Acacias, il monte avec un autre chic!" repondait l'autre, et en connaissance de cause; car ces jeunes gens appartenaient a une classe qui, si elle ne frequente pas le meme personnel mondain, pourtant, grace a l'argent et au loisir, ne differe pas de l'aristocratie dans l'experience de toutes celles des elegances qui peuvent s'acheter. Tout au plus la leur avait-elle, par exemple en ce qui concernait les vetements, quelque chose de plus applique, de plus impeccable, que cette libre et negligente elegance de Saint-Loup qui plaisait tant a ma grand'mere. C'etait une petite emotion pour ces fils de grands banquiers ou d'agents de change, en train de manger des huitres apres le theatre, de voir a une table voisine de la leur le sous-officier Saint-Loup. Et que de recits faits au quartier le lundi, en rentrant de permission, par l'un d'eux qui etait de l'escadron de Robert et a qui il avait dit bonjour "tres gentiment"; par un autre qui n'etait pas du meme escadron, mais qui croyait bien que malgre cela Saint-Loup l'avait reconnu, car deux ou trois fois il avait braque son monocle dans sa direction. --Oui, mon frere l'a apercu a "la Paix", disait un autre qui avait passe la journee chez sa maitresse, il parait meme qu'il avait un habit trop large et qui ne tombait pas bien. --Comment etait son gilet? --Il n'avait pas de gilet blanc, mais mauve avec des especes de palmes, epoilant! Pour les anciens (hommes du peuple ignorant le Jockey et qui mettaient seulement Saint-Loup dans la categorie des sous-officiers tres riches, ou ils faisaient entrer tous ceux qui, ruines ou non, menaient un certain train, avaient un chiffre assez eleve de revenus ou de dettes et etaient genereux avec les soldats), la demarche, le monocle, les pantalons, les kepis de Saint-Loup, s'ils n'y voyaient rien d'aristocratique, n'offraient pas cependant moins d'interet et de signification. Ils reconnaissaient dans ces particularites le caractere, le genre qu'ils avaient assignes une fois pour toutes a ce plus populaire des grades du regiment, manieres pareilles a celles de personne, dedain de ce que pourraient penser les chefs, et qui leur semblait la consequence naturelle de sa bonte pour le soldat. Le cafe du matin dans la chambree, ou le repos sur les lits pendant l'apres-midi, paraissaient meilleurs, quand quelque ancien servait a l'escouade gourmande et paresseuse quelque savoureux detail sur un kepi qu'avait Saint-Loup. --Aussi haut comme mon paquetage. --Voyons, vieux, tu veux nous la faire a l'oseille, il ne pouvait pas etre aussi haut que ton paquetage, interrompait un jeune licencie es lettres qui cherchait, en usant de ce dialecte, a ne pas avoir l'air d'un bleu et, en osant cette contradiction, a se faire confirmer un fait qui l'enchantait. --Ah! il n'est pas aussi haut que mon paquetage? Tu l'as mesure peut-etre. Je te dis que le lieutenant-colon le fixait comme s'il voulait le mettre au bloc. Et faut pas croire que mon fameux Saint-Loup s'epatait: il allait, il venait, il baissait la tete, il la relevait, et toujours ce coup du monocle. Faudra voir ce que va dire le capiston. Ah! il se peut qu'il ne dise rien, mais pour sur que cela ne lui fera pas plaisir. Mais ce kepi-la, il n'a encore rien d'epatant. Il parait que chez lui, en ville, il en a plus de trente. --Comment que tu le sais, vieux? Par notre sacre cabot? demandait le jeune licencie avec pedantisme, etalant les nouvelles formes grammaticales qu'il n'avait apprises que de fraiche date et dont il etait fier de parer sa conversation. --Comment que je le sais? Par son ordonnance, pardi! --Tu parles qu'en voila un qui ne doit pas etre malheureux! --Je comprends! Il a plus de braise que moi, pour sur! Et encore il lui donne tous ses effets, et tout et tout. Il n'avait pas a sa suffisance a la cantine. Voila mon de Saint-Loup qui s'est amene et le cuistot en a entendu: "Je veux qu'il soit bien nourri, ca coutera ce que ca coutera." Et l'ancien rachetait l'insignifiance des paroles par l'energie de l'accent, en une imitation mediocre qui avait le plus grand succes. Au sortir du quartier je faisais un tour, puis, en attendant le moment ou j'allais quotidiennement diner avec Saint-Loup, a l'hotel ou lui et ses amis avaient pris pension, je me dirigeais vers le mien, sitot le soleil couche, afin d'avoir deux heures pour me reposer et lire. Sur la place, le soir posait aux toits en poudriere du chateau de petits nuages roses assortis a la couleur des briques et achevait le raccord en adoucissant celles-ci d'un reflet. Un tel courant de vie affluait a mes nerfs qu'aucun de mes mouvements ne pouvait l'epuiser; chacun de mes pas, apres avoir touche un pave de la place, rebondissait, il me semblait avoir aux talons les ailes de Mercure. L'une des fontaines etait pleine d'une lueur rouge, et dans l'autre deja le clair de lune rendait l'eau de la couleur d'une opale. Entre elles des marmots jouaient, poussaient des cris, decrivaient des cercles, obeissant a quelque necessite de l'heure, a la facon des martinets ou des chauves-souris. A cote de l'hotel, les anciens palais nationaux et l'orangerie de Louis XVI dans lesquels se trouvaient maintenant la Caisse d'epargne et le corps d'armee etaient eclaires du dedans par les ampoules pales et dorees du gaz deja allume qui, dans le jour encore clair, seyait a ces hautes et vastes fenetres du XVIIIe siecle ou n'etait pas encore efface le dernier reflet du couchant, comme eut fait a une tete avivee de rouge une parure d'ecaille blonde, et me persuadait d'aller retrouver mon feu et ma lampe qui, seule dans la facade de l'hotel que j'habitais, luttait contre le crepuscule et pour laquelle je rentrais, avant qu'il fut tout a fait nuit, par plaisir, comme on fait pour le gouter. Je gardais, dans mon logis, la meme plenitude de sensation que j'avais eue dehors. Elle bombait de telle facon l'apparence de surfaces qui nous semblent si souvent plates et vides, la flamme jaune du feu, le papier gros bleu de ciel sur lequel le soir avait brouillonne, comme un collegien, les tire-bouchons d'un crayonnage rose, la tapis a dessin singulier de la table ronde sur laquelle une rame de papier ecolier et un encrier m'attendaient avec un roman de Bergotte, que, depuis, ces choses ont continue a me sembler riches de toute une sorte particuliere d'existence qu'il me semble que je saurais extraire d'elles s'il m'etait donne de les retrouver. Je pensais avec joie a ce quartier que je venais de quitter et duquel la girouette tournait a tous les vents. Comme un plongeur respirant dans un tube qui monte jusqu'au-dessus de la surface de l'eau, c'etait pour moi comme etre relie a la vie salubre, a l'air libre, que de me sentir pour point d'attache ce quartier, ce haut observatoire dominant la campagne sillonnee de canaux d'email vert, et sous les hangars et dans les batiments duquel je comptais pour un precieux privilege, que je souhaitais durable, de pouvoir me rendre quand je voulais, toujours sur d'etre bien recu. A sept heures je m'habillais et je ressortais pour aller diner avec Saint-Loup a l'hotel ou il avait pris pension. J'aimais m'y rendre a pied. L'obscurite etait profonde, et des le troisieme jour commenca a souffler, aussitot la nuit venue, un vent glacial qui semblait annoncer la neige. Tandis que je marchais, il semble que j'aurais du ne pas cesser un instant de penser a Mme de Guermantes; ce n'etait que pour tacher d'etre rapproche d'elle que j'etais venu dans la garnison de Robert. Mais un souvenir, un chagrin, sont mobiles. Il y a des jours ou ils s'en vont si loin que nous les apercevons a peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention a d'autres choses. Et les rues de cette ville n'etaient pas encore pour moi, comme la ou nous avons l'habitude de vivre, de simples moyens d'aller d'un endroit a un autre. La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me semblait devoir etre merveilleuse, et souvent les vitres eclairees de quelque demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux les scenes veridiques et mysterieuses d'existences ou je ne penetrais pas. Ici le genie du feu me montrait en un tableau empourpre la taverne d'un marchand de marrons ou deux sous-officiers, leurs ceinturons poses sur des chaises, jouaient aux cartes sans se douter qu'un magicien les faisait surgir de la nuit, comme dans une apparition de theatre, et les evoquait tels qu'ils etaient effectivement a cette minute meme, aux yeux d'un passant arrete qu'ils ne pouvaient voir. Dans un petit magasin de bric-a-brac, une bougie a demi consumee, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant contre l'ombre, la clarte de la grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un poignard de paillettes etincelantes, sur des tableaux qui n'etaient que de mauvaises copies deposait une dorure precieuse comme la patine du passe ou le vernis d'un maitre, et faisait enfin de ce taudis ou il n'y avait que du toc et des croutes, un inestimable Rembrandt. Parfois je levais les yeux jusqu'a quelque vaste appartement ancien dont les volets n'etaient pas fermes et ou des hommes et des femmes amphibies, se readaptant chaque soir a vivre dans un autre element que le jour, nageaient lentement dans la grasse liqueur qui, a la tombee de la nuit, sourd incessamment du reservoir des lampes pour remplir les chambres jusqu'au bord de leurs parois de pierre et de verre, et au sein de laquelle ils propageaient, en deplacant leurs corps, des remous, onctueux et dores. Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathedrale, comme jadis dans le chemin de Meseglise, la force de mon desir m'arretait; il me semblait qu'une femme allait surgir pour le satisfaire; si dans l'obscurite je sentais tout d'un coup passer une robe, la violence meme du plaisir que j'eprouvais m'empechait de croire que ce frolement fut fortuit et j'essayais d'enfermer dans mes bras une passante effrayee. Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si reel, que si j'avais pu y lever et y posseder une femme, il m'eut ete impossible de ne pas croire que c'etait l'antique volupte qui allait nous unir, cette femme eut-elle ete une simple raccrocheuse postee la tous les soirs, mais a laquelle auraient prete leur mystere l'hiver, le depaysement, l'obscurite et le moyen age. Je songeais a l'avenir: essayer d'oublier Mme de Guermantes me semblait affreux, mais raisonnable et, pour la premiere fois, possible, facile peut-etre. Dans le calme absolu de ce quartier, j'entendais devant moi des paroles et des rires qui devaient venir de promeneurs a demi avines qui rentraient. Je m'arretais pour les voir, je regardais du cote ou j'avais entendu le bruit. Mais j'etais oblige d'attendre longtemps, car le silence environnant etait si profond qu'il avait laisse passer avec une nettete et une force extremes des bruits encore lointains. Enfin, les promeneurs arrivaient non pas devant moi comme j'avais cru, mais fort loin derriere. Soit que le croisement des rues, l'interposition des maisons eussent cause par refraction cette erreur d'acoustique, soit qu'il soit tres difficile de situer un son dont la place ne nous est pas connue, je m'etais trompe, tout autant sur la distance, que sur la direction. Le vent grandissait. Il etait tout herisse et grenu d'une approche de neige; je regagnais la grand'rue et sautais dans le petit tramway ou de la plate-forme un officier qui semblait ne pas les voir repondait aux saluts des soldats balourds qui passaient sur le trottoir, la face peinturluree par le froid; et elle faisait penser, dans cette cite que le brusque saut de l'automne dans ce commencement d'hiver semblait avoir entrainee plus avant dans le nord, a la face rubiconde que Breughel donne a ses paysans joyeux, ripailleurs et geles. Et precisement a l'hotel ou j'avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et ou les fetes qui commencaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d'etrangers, c'etait, pendant que je traversais directement la cour qui s'ouvrait sur de rougeoyantes cuisines ou tournaient des poulets embroches, ou grillaient des porcs, ou des homards encore vivants etaient jetes dans ce que l'hotelier appelait le "feu eternel", une affluence (digne de quelque "Denombrement devant Bethleem" comme en peignaient les vieux maitres flamands) d'arrivants qui s'assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou a l'un de ses aides (qui leur indiquaient de preference un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d'assez bonne mine) s'ils pourraient etre servis et loges, tandis qu'un garcon passait en tenant par le cou une volaille qui se debattait. Et dans la grande salle a manger que je traversai le premier jour, avant d'atteindre la petite piece ou m'attendait mon ami, c'etait aussi a un repas de l'Evangile figure avec la naivete du vieux temps et l'exageration des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyeres, des becasses, des pigeons, apportes tout decores et fumants par des garcons hors d'haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les deposaient sur l'immense console ou ils etaient decoupes aussitot, mais ou--beaucoup de repas touchant a leur fin, quand j'arrivais--ils s'entassaient inutilises; comme si leur profusion et la precipitation de ceux qui les apportaient repondaient, beaucoup plutot qu'aux demandes des dineurs, au respect du texte sacre scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naivement illustre par des details reels empruntes a la vie locale, et au souci esthetique et religieux de montrer aux yeux l'eclat de la fete par la profusion des victuailles et l'empressement des serviteurs. Un d'entre eux au bout de la salle songeait, immobile pres d'un dressoir; et pour demander a celui-la, qui seul paraissait assez calme pour me repondre, dans quelle piece on avait prepare notre table, m'avancant entre les rechauds allumes ca et la afin d'empecher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui n'empechait pas qu'au centre de la salle les desserts etaient tenus par les mains d'un enorme bonhomme quelquefois supporte sur les ailes d'un canard en cristal, semblait-il, en realite en glace, ciselee chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un gout bien flamand), j'allai droit, au risque d'etre renverse par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaitre un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacres et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naive et mal dessinee, l'expression reveuse, deja a demi presciente du miracle d'une presence divine que les autres n'ont pas encore soupconnee. Ajoutons qu'en raison sans doute des fetes prochaines, a cette figuration fut ajoute un supplement celeste recrute tout entier dans un personnel de cherubins et de seraphins. Un jeune ange musicien, aux cheveux blonds encadrant une figure de quatorze ans, ne jouait a vrai dire d'aucun instrument, mais revassait devant un gong ou une pile d'assiettes, cependant que des anges moins enfantins s'empressaient a travers les espaces demesures de la salle, en y agitant l'air du fremissement incessant des serviettes qui descendaient le long de leurs corps en formes d'ailes de primitifs, aux pointes aigues. Fuyant ces regions mal definies, voilees d'un rideau de palmes, d'ou les celestes serviteurs avaient l'air, de loin, de venir de l'empyree, je me frayai un chemin jusqu'a la petite salle ou etait la table de Saint-Loup. J'y trouvai quelques-uns de ses amis qui dinaient toujours avec lui, nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient des le college flaire des amis et avec qui ils s'etaient lies volontiers, prouvant ainsi qu'ils n'etaient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils republicains, pourvu qu'ils eussent les mains propres et allassent a la messe. Des la premiere fois, avant qu'on se mit a table, j'entrainai Saint-Loup dans un coin de la salle a manger, et devant tous les autres, mais qui ne nous entendaient pas, je lui dis: --Robert, le moment et l'endroit sont mal choisis pour vous dire cela, mais cela ne durera qu'une seconde. Toujours j'oublie de vous le demander au quartier; est-ce que ce n'est pas Mme de Guermantes dont vous avez la photographie sur la table? --Mais si, c'est ma bonne tante. --Tiens, mais c'est vrai, je suis fou, je l'avais su autrefois, je n'y avais jamais songe; mon Dieu, vos amis doivent s'impatienter, parlons vite, ils nous regardent, ou bien une autre fois, cela n'a aucune importance. --Mais si, marchez toujours, ils sont la pour attendre. --Pas du tout, je tiens a etre poli; ils sont si gentils; vous savez, du reste, je n'y tiens pas autrement. --Vous la connaissez, cette brave Oriane? Cette "brave Oriane", comme il eut dit cette "bonne Oriane", ne signifiait pas que Saint-Loup considerat Mme de Guermantes comme particulierement bonne. Dans ce cas, bonne, excellente, brave, sont de simples renforcements de "cette", designant une personne qu'on connait et dont on ne sait trop que dire avec quelqu'un qui n'est pas de votre intimite. "Bonne" sert de hors-d'oeuvre et permet d'attendre un instant qu'on ait trouve: "Est-ce que vous la voyez souvent?" ou "Il y a des mois que je ne l'ai vue", ou "Je la vois mardi" ou "Elle ne doit plus etre de la premiere jeunesse". --Je ne peux pas vous dire comme cela m'amuse que ce soit sa photographie, parce que nous habitons maintenant dans sa maison et j'ai appris sur elle des choses inouies (j'aurais ete bien embarrasse de dire lesquelles) qui font qu'elle m'interesse beaucoup, a un point de vue litteraire, vous comprenez, comment dirai-je, a un point de vue balzacien, vous qui etes tellement intelligent, vous comprenez cela a demi-mot; mais finissons vite, qu'est-ce que vos amis doivent penser de mon education! --Mais ils ne pensent rien du tout; je leur ai dit que vous etes sublime et ils sont beaucoup plus intimides que vous. --Vous etes trop gentil. Mais justement, voila: Mme de Guermantes ne se doute pas que je vous connais, n'est-ce pas? --Je n'en sais rien; je ne l'ai pas vue depuis l'ete dernier puisque je ne suis pas venu en permission depuis qu'elle est rentree. --C'est que je vais vous dire, on m'a assure qu'elle me croit tout a fait idiot. --Cela, je ne le crois pas: Oriane n'est pas un aigle, mais elle n'est tout de meme pas stupide. --Vous savez que je ne tiens pas du tout en general a ce que vous publiez les bons sentiments que vous avez pour moi, car je n'ai pas d'amour-propre. Aussi je regrette que vous ayez dit des choses aimables sur mon compte a vos amis (que nous allons rejoindre dans deux secondes). Mais pour Mme de Guermantes, si vous pouviez lui faire savoir, meme avec un peu d'exageration, ce que vous pensez de moi, vous me feriez un grand plaisir. --Mais tres volontiers, si vous n'avez que cela a me demander, ce n'est pas trop difficile, mais quelle importance cela peut-il avoir ce qu'elle peut penser de vous? Je suppose que vous vous en moquez bien; en tout cas si ce n'est que cela, nous pourrons en parler devant tout le monde ou quand nous serons seuls, car j'ai peur que vous vous fatiguiez a parler debout et d'une facon si incommode, quand nous avons tant d'occasions d'etre en tete a tete. C'etait bien justement cette incommodite qui m'avait donne le courage de parler a Robert; la presence des autres etait pour moi un pretexte m'autorisant a donner a mes propos un tour bref et decousu, a la faveur duquel je pouvais plus aisement dissimuler le mensonge que je faisais en disant a mon ami que j'avais oublie sa parente avec la duchesse et pour ne pas lui laisser le temps de me poser sur mes motifs de desirer que Mme de Guermantes me sut lie avec lui, intelligent, etc., des questions qui m'eussent d'autant plus trouble que je n'aurais pas pu y repondre. --Robert, pour vous si intelligent, cela m'etonne que vous ne compreniez pas qu'il ne faut pas discuter ce qui fait plaisir a ses amis mais le faire. Moi, si vous me demandiez n'importe quoi, et meme je tiendrais beaucoup a ce que vous me demandiez quelque chose, je vous assure que je ne vous demanderais pas d'explications. Je vais plus loin que ce que je desire; je ne tiens pas a connaitre Mme de Guermantes; mais j'aurais du, pour vous eprouver, vous dire que je desirerais diner avec Mme de Guermantes et je sais que vous ne l'auriez pas fait. --Non seulement je l'aurais fait, mais je le ferai. --Quand cela? --Des que je viendrai a Paris, dans trois semaines, sans doute. --Nous verrons, d'ailleurs elle ne voudra pas. Je ne peux pas vous dire comme je vous remercie. --Mais non, ce n'est rien. --Ne me dites pas cela, c'est enorme, parce que maintenant je vois l'ami que vous etes; que la chose que je vous demande soit importante ou non, desagreable ou non, que j'y tienne en realite ou seulement pour vous eprouver, peu importe, vous dites que vous le ferez, et vous montrez par la la finesse de votre intelligence et de votre coeur. Un ami bete eut discute. C'etait justement ce qu'il venait de faire; mais peut-etre je voulais le prendre par l'amour-propre; peut-etre aussi j'etais sincere, la seule pierre de touche du merite me semblant etre l'utilite dont on pouvait etre pour moi a l'egard de l'unique chose qui me semblat importante, mon amour. Puis j'ajoutai, soit par duplicite, soit par un surcroit veritable de tendresse produit par la reconnaissance, par l'interet et par tout ce que la nature avait mis des traits memes de Mme de Guermantes en son neveu Robert: --Mais voila qu'il faut rejoindre les autres et je ne vous ai demande que l'une des deux choses, la moins importante, l'autre l'est plus pour moi, mais je crains que vous ne me la refusiez; cela vous ennuierait-il que nous nous tutoyions? --Comment m'ennuyer, mais voyons! _joie! pleurs de joie! felicite inconnue_! --Comme je vous remercie ... te remercie. Quand vous aurez commence! Cela me fait un tel plaisir que vous pouvez ne rien faire pour Mme de Guermantes si vous voulez, le tutoiement me suffit. --On fera les deux. --Ah! Robert! Ecoutez, dis-je encore a Saint-Loup pendant le diner,--oh! c'est d'un comique cette conversation a propos interrompus et du reste je ne sais pas pourquoi--vous savez la dame dont je viens de vous parler? --Oui. --Vous savez bien qui je veux dire? --Mais voyons, vous me prenez pour un cretin du Valais, pour un _demeure_. --Vous ne voudriez pas me donner sa photographie? Je comptais lui demander seulement de me la preter. Mais au moment de parler, j'eprouvai de la timidite, je trouvai ma demande indiscrete et, pour ne pas le laisser voir, je la formulai plus brutalement et la grossis encore, comme si elle avait ete toute naturelle. --Non, il faudrait que je lui demande la permission d'abord, me repondit-il. Aussitot il rougit. Je compris qu'il avait une arriere-pensee, qu'il m'en pretait une, qu'il ne servirait mon amour qu'a moitie, sous la reserve de certains principes de moralite, et je le detestai. Et pourtant j'etais touche de voir combien Saint-Loup se montrait autre a mon egard depuis que je n'etais plus seul avec lui et que ses amis etaient en tiers. Son amabilite plus grande m'eut laisse indifferent si j'avais cru qu'elle etait voulue; mais je la sentais involontaire et faite seulement de tout ce qu'il devait dire a mon sujet quand j'etais absent et qu'il taisait quand j'etais seul avec lui. Dans nos tete-a-tete, certes, je soupconnais le plaisir qu'il avait a causer avec moi, mais ce plaisir restait presque toujours inexprime. Maintenant les memes propos de moi, qu'il goutait d'habitude sans le marquer, il surveillait du coin de l'oeil s'ils produisaient chez ses amis l'effet sur lequel il avait compte et qui devait repondre a ce qu'il leur avait annonce. La mere d'une debutante ne suspend pas davantage son attention aux repliques de sa fille et a l'attitude du public. Si j'avais dit un mot dont, devant moi seul, il n'eut que souri, il craignait qu'on ne l'eut pas bien compris, il me disait: "Comment, comment?" pour me faire repeter, pour faire faire attention, et aussitot se tournant vers les autres et se faisant, sans le vouloir, en les regardant avec un bon rire, l'entraineur de leur rire, il me presentait pour la premiere fois l'idee qu'il avait de moi et qu'il avait du souvent leur exprimer. De sorte que je m'apercevais tout d'un coup moi-meme du dehors, comme quelqu'un qui lit son nom dans le journal ou qui se voit dans une glace. Il m'arriva un de ces soirs-la de vouloir raconter une histoire assez comique sur Mme Blandais, mais je m'arretai immediatement car je me rappelai que Saint-Loup la connaissait deja et qu'ayant voulu la lui dire le lendemain de mon arrivee, il m'avait interrompu en me disant: "Vous me l'avez deja racontee a Balbec." Je fus donc surpris de le voir m'exhorter a continuer en m'assurant qu'il ne connaissait pas cette histoire et qu'elle l'amuserait beaucoup. Je lui dis: "Vous avez un moment d'oubli, mais vous allez bientot la reconnaitre.--Mais non, je te jure que tu confonds. Jamais tu ne me l'as dite. Va." Et pendant toute l'histoire il attachait fievreusement ses regards ravis tantot sur moi, tantot sur ses camarades. Je compris seulement quand j'eus fini au milieu des rires de tous qu'il avait songe qu'elle donnerait une haute idee de mon esprit a ses camarades et que c'etait pour cela qu'il avait feint de ne pas la connaitre. Telle est l'amitie. Le troisieme soir, un de ses amis auquel je n'avais pas eu l'occasion de parler les deux premieres fois, causa tres longuement avec moi; et je l'entendais qui disait a mi-voix a Saint-Loup le plaisir qu'il y trouvait. Et de fait nous causames presque toute la soiree ensemble devant nos verres de sauternes que nous ne vidions pas, separes, proteges des autres par les voiles magnifiques d'une de ces sympathies entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique a leur base, sont les seules qui soient tout a fait mysterieuses. Tel, de nature enigmatique, m'etait apparu a Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour moi, qui ne se confondait pas avec l'interet de nos conversations, detache de tout lien materiel, invisible, intangible et dont pourtant il eprouvait la presence en lui-meme comme une sorte de phlogistique, de gaz, assez pour en parler en souriant. Et peut-etre y avait-il quelque chose de plus surprenant encore dans cette sympathie nee ici en une seule soiree, comme une fleur qui se serait ouverte en quelques minutes, dans la chaleur de cette petite piece. Je ne pus me tenir de demander a Robert, comme il me parlait de Balbec, s'il etait vraiment decide qu'il epousat Mlle d'Ambresac. Il me declara que non seulement ce n'etait pas decide, mais qu'il n'en avait jamais ete question, qu'il ne l'avait jamais vue, qu'il ne savait pas qui c'etait. Si j'avais vu a ce moment-la quelques-unes des personnes du monde qui avaient annonce ce mariage, elles m'eussent fait part de celui de Mlle d'Ambresac avec quelqu'un qui n'etait pas Saint-Loup et de celui de Saint-Loup avec quelqu'un qui n'etait pas Mlle d'Ambresac. Je les eusse beaucoup etonnees en leur rappelant leurs predictions contraires et encore si recentes. Pour que ce petit jeu puisse continuer et multiplier les fausses nouvelles en en accumulant successivement sur chaque nom le plus grand nombre possible, la nature a donne a ce genre de joueurs une memoire d'autant plus courte que leur credulite est plus grande. Saint-Loup m'avait parle d'un autre de ses camarades qui etait la aussi, avec qui il s'entendait particulierement bien, car ils etaient dans ce milieu les deux seuls partisans de la revision du proces Dreyfus. --Oh! lui, ce n'est pas comme Saint-Loup, c'est un energumene, me dit mon nouvel ami; il n'est meme pas de bonne foi. Au debut, il disait: "Il n'y a qu'a attendre, il y a la un homme que je connais bien, plein de finesse, de bonte, le general de Boisdeffre; on pourra, sans hesiter, accepter son avis." Mais quand il a su que Boisdeffre proclamait la culpabilite de Dreyfus, Boisdeffre ne valait plus rien; le clericalisme, les prejuges de l'etat-major l'empechaient de juger sincerement, quoique personne ne soit, ou du moins ne fut aussi clerical, avant son Dreyfus, que notre ami. Alors il nous a dit qu'en tout cas on saurait la verite, car l'affaire allait etre entre les mains de Saussier, et que celui-la, soldat republicain (notre ami est d'une famille ultra-monarchiste), etait un homme de bronze, une conscience inflexible. Mais quand Saussier a proclame l'innocence d'Esterhazy, il a trouve a ce verdict des explications nouvelles, defavorables non a Dreyfus, mais au general Saussier. C'etait l'esprit militariste qui aveuglait Saussier (et remarquez que lui est aussi militariste que clerical, ou du moins qu'il l'etait, car je ne sais plus que penser de lui). Sa famille est desolee de le voir dans ces idees-la. --Voyez-vous, dis-je et en me tournant a demi vers Saint-Loup, pour ne pas avoir l'air de m'isoler, ainsi que vers son camarade, et pour le faire participer a la conversation, c'est que l'influence qu'on prete au milieu est surtout vraie du milieu intellectuel. On est l'homme de son idee; il y a beaucoup moins d'idees que d'hommes, ainsi tous les hommes d'une meme idee sont pareils. Comme une idee n'a rien de materiel, les hommes qui ne sont que materiellement autour de l'homme d'une idee ne la modifient en rien. Saint-Loup ne se contenta pas de ce rapprochement. Dans un delire de joie que redoublait sans doute celle qu'il avait a me faire briller devant ses amis, avec une volubilite extreme il me repetait en me bouchonnant comme un cheval arrive le premier au poteau: "Tu es l'homme le plus intelligent que je connaisse, tu sais." Il se reprit et ajouta: "avec Elstir.--Cela ne te fache pas, n'est-ce pas? tu comprends, scrupule. Comparaison: je te le dis comme on aurait dit a Balzac: Vous etes le plus grand romancier du siecle, avec Stendhal. Exces de scrupule, tu comprends, au fond immense admiration. Non? tu ne marches pas pour Stendhal?" ajoutait-il avec une confiance naive dans mon jugement, qui se traduisait par une charmante interrogation souriante, presque enfantine, de ses yeux verts. "Ah! bien, je vois que tu es de mon avis, Bloch deteste Stendhal, je trouve cela idiot de sa part. _La Chartreuse,_ c'est tout de meme quelque chose d'enorme! Je suis content que tu sois de mon avis. Qu'est-ce que tu aimes le mieux dans _La Chartreuse_? reponds, me disait-il avec une impetuosite juvenile (et sa force physique, menacante, donnait presque quelque chose d'effrayant a sa question), Mosca? Fabrice?" Je repondais timidement que Mosca avait quelque chose de M. de Norpois. Sur quoi tempete de rire du jeune Siegfried-Saint-Loup. Je n'avais pas fini d'ajouter: "Mais Mosca est bien plus intelligent, moins pedantesque" que j'entendis Robert crier bravo en battant effectivement des mains, en riant a s'etouffer, et en criant: "D'une justesse! Excellent! Tu es inoui." A ce moment je fus interrompu par Saint-Loup parce qu'un des jeunes militaires venait en souriant de me designer a lui en disant: "Duroc, tout a fait Duroc." Je ne savais pas ce que ca voulait dire, mais je sentais que l'expression du visage intimide etait plus que bienveillante. Quand je parlais, l'approbation des autres semblait encore de trop a Saint-Loup, il exigeait le silence. Et comme un chef d'orchestre interrompt ses musiciens en frappant avec son archet parce que quelqu'un a fait du bruit, il reprimanda le perturbateur: "Gibergue, dit-il, il faut vous taire quand on parle. Vous direz ca apres. Allez, continuez", me dit-il. Je respirai, car j'avais craint qu'il ne me fit tout recommencer. --Et comme une idee, continuai-je, est quelque chose qui ne peut participer aux interets humains et ne pourrait jouir de leurs avantages, les hommes d'une idee ne sont pas influences par l'interet. --Dites donc, ca vous en bouche un coin, mes enfants, s'exclama apres que j'eus fini de parler Saint-Loup, qui m'avait suivi des yeux avec la meme sollicitude anxieuse que si j'avais marche sur la corde raide. Qu'est-ce que vous vouliez dire, Gibergue? --Je disais que monsieur me rappelait beaucoup le commandant Duroc. Je croyais l'entendre. --Mais j'y ai pense bien souvent, repondit Saint-Loup, il y a bien des rapports, mais vous verrez que celui-ci a mille choses que n'a pas Duroc. De meme qu'un frere de cet ami de Saint-Loup, eleve a la Schola Cantorum, pensait sur toute nouvelle oeuvre musicale nullement comme son pere, sa mere, ses cousins, ses camarades de club, mais exactement comme tous les autres eleves de la Schola, de meme ce sous-officier noble (dont Bloch se fit une idee extraordinaire quand je lui en parlai, parce que, touche d'apprendre qu'il etait du meme parti que lui, il l'imaginait cependant, a cause de ses origines aristocratiques et de son education religieuse et militaire, on ne peut plus different, pare du meme charme qu'un natif d'une contree lointaine) avait une "mentalite", comme on commencait a dire, analogue a celle de tous les dreyfusards en general et de Bloch en particulier, et sur laquelle ne pouvaient avoir aucune espece de prise les traditions de sa famille et les interets de sa carriere. C'est ainsi qu'un cousin de Saint-Loup avait epouse une jeune princesse d'Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou d'Alfred de Vigny et a qui, malgre cela, on supposait un esprit autre que ce qu'on pouvait concevoir, un esprit de princesse d'Orient recluse dans un palais des _Mille et une Nuits_. Aux ecrivains qui eurent le privilege de l'approcher fut reservee la deception, ou plutot la joie, d'entendre une conversation qui donnait l'idee non de Scheherazade, mais d'un etre de genie du genre d'Alfred de Vigny ou de Victor Hugo. Je me plaisais surtout a causer avec ce jeune homme, comme avec les autres amis de Robert du reste, et avec Robert lui-meme, du quartier, des officiers de la garnison, de l'armee en general. Grace a cette echelle immensement agrandie a laquelle nous voyons les choses, si petites qu'elles soient, au milieu desquelles nous mangeons, nous causons, nous menons notre vie reelle, grace a cette formidable majoration qu'elles subissent et qui fait que le reste, absent du monde, ne peut lutter avec elles et prend, a cote, l'inconsistance d'un songe, j'avais commence a m'interesser aux diverses personnalites du quartier, aux officiers que j'apercevais dans la cour quand j'allais voir Saint-Loup ou, si j'etais reveille, quand le regiment passait sous mes fenetres. J'aurais voulu avoir des details sur le commandant qu'admirait tant Saint-Loup et sur le cours d'histoire militaire qui m'aurait ravi "meme esthetiquement". Je savais que chez Robert un certain verbalisme etait trop souvent un peu creux, mais d'autres fois signifiait l'assimilation d'idees profondes qu'il etait fort capable de comprendre. Malheureusement, au point de vue armee, Robert etait surtout preoccupe en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il etait dreyfusard; les autres etaient violemment hostiles a la revision, excepte mon voisin de table, mon nouvel ami, dont les opinions paraissaient assez flottantes. Admirateur convaincu du colonel, qui passait pour un officier remarquable et qui avait fletri l'agitation contre l'armee en divers ordres du jour qui le faisaient passer pour antidreyfusard, mon voisin avait appris que son chef avait laisse echapper quelques assertions qui avaient donne a croire qu'il avait des doutes sur la culpabilite de Dreyfus et gardait son estime a Picquart. Sur ce dernier point, en tout cas, le bruit de dreyfusisme relatif du colonel etait mal fonde, comme tous les bruits venus on ne sait d'ou qui se produisent autour de toute grande affaire. Car, peu apres, ce colonel, ayant ete charge d'interroger l'ancien chef du bureau des renseignements, le traita avec une brutalite et un mepris qui n'avaient encore jamais ete egales. Quoi qu'il en fut et bien qu'il ne se fut pas permis de se renseigner directement aupres du colonel, mon voisin avait fait a Saint-Loup la politesse de lui dire--du ton dont une dame catholique annonce a une dame juive que son cure blame les massacres de juifs en Russie et admire la generosite de certains Israelites--que le colonel n'etait pas pour le dreyfusisme--pour un certain dreyfusisme au moins--l'adversaire fanatique, etroit, qu'on avait represente. --Cela ne m'etonne pas, dit Saint-Loup, car c'est un homme intelligent. Mais, malgre tout, les prejuges de naissance et surtout le clericalisme l'aveuglent. Ah! me dit-il, le commandant Duroc, le professeur d'histoire militaire dont je t'ai parle, en voila un qui, parait-il, marche a fond dans nos idees. Du reste, le contraire m'eut etonne, parce qu'il est non seulement sublime d'intelligence, mais radical-socialiste et franc-macon. Autant par politesse pour ses amis a qui les professions de foi dreyfusardes de Saint-Loup etaient penibles que parce que le reste m'interessait davantage, je demandai a mon voisin si c'etait exact que ce commandant fit, de l'histoire militaire, une demonstration d'une veritable beaute esthetique. --C'est absolument vrai. --Mais qu'entendez-vous par la? --Eh bien! par exemple, tout ce que vous lisez, je suppose, dans le recit d'un narrateur militaire, les plus petits faits, les plus petits evenements, ne sont que les signes d'une idee qu'il faut degager et qui souvent en recouvre d'autres, comme dans un palimpseste. De sorte que vous avez un ensemble aussi intellectuel que n'importe quelle science ou n'importe quel art, et qui est satisfaisant pour l'esprit. --Exemples, si je n'abuse pas. --C'est difficile a te dire comme cela, interrompit Saint-Loup. Tu lis par exemple que tel corps a tente ... Avant meme d'aller plus loin, le nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce n'est pas la premiere fois que l'operation est essayee, et si pour la meme operation nous voyons apparaitre un autre corps, ce peut etre le signe que les precedents ont ete aneantis ou fort endommages par ladite operation, qu'ils ne sont plus en etat de la mener a bien. Or, il faut s'enquerir quel etait ce corps aujourd'hui aneanti; si c'etaient des troupes de choc, mises en reserve pour de puissants assauts: un nouveau corps de moindre qualite a peu de chance de reussir la ou elles ont echoue. De plus, si ce n'est pas au debut d'une campagne, ce nouveau corps lui-meme peut etre compose de bric et de broc, ce qui, sur les forces dont dispose encore le belligerant, sur la proximite du moment ou elles seront inferieures a celles de l'adversaire, peut fournir des indications qui donneront a l'operation elle-meme que ce corps va tenter une signification differente, parce que, s'il n'est plus en etat de reparer ses pertes, ses succes eux-memes ne feront que l'acheminer, arithmetiquement, vers l'aneantissement final. D'ailleurs, le numero designatif du corps qui lui est oppose n'a pas moins de signification. Si, par exemple, c'est une unite beaucoup plus faible et qui a deja consomme plusieurs unites importantes de l'adversaire, l'operation elle-meme change de caractere car, dut-elle se terminer par la perte de la position que tenait le defenseur, l'avoir tenue quelque temps peut etre un grand succes, si avec de tres petites forces cela a suffi a en detruire de tres importantes chez l'adversaire. Tu peux comprendre que si, dans l'analyse des corps engages, on trouve ainsi des choses importantes, l'etude de la position elle-meme, des routes, des voies ferrees qu'elle commande, des ravitaillements qu'elle protege est de plus grande consequence. Il faut etudier ce que j'appellerai tout le contexte geographique, ajouta-t-il en riant. (Et en effet, il fut si content de cette expression, que, dans la suite, chaque fois qu'il l'employa, meme des mois apres, il eut toujours le meme rire.) Pendant que l'operation est preparee par l'un des belligerants, si tu lis qu'une de ses patrouilles est aneantie dans les environs de la position par l'autre belligerant, une des conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait a se rendre compte des travaux defensifs par lesquels le deuxieme a l'intention de faire echec a son attaque. Une action particulierement violente sur un point peut signifier le desir de le conquerir, mais aussi le desir de retenir la l'adversaire, de ne pas lui repondre la ou il a attaque, ou meme n'etre qu'une feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prelevements de troupes a cet endroit. (C'est une feinte classique dans les guerres de Napoleon.) D'autre part, pour comprendre la signification d'une manoeuvre, son but probable et, par consequent, de quelles autres elle sera accompagnee ou suivie, il n'est pas indifferent de consulter beaucoup moins ce qu'en annonce le commandement et qui peut etre destine a tromper l'adversaire, a masquer un echec possible, que les reglements militaires du pays. Il est toujours a supposer que la manoeuvre qu'a voulu tenter une armee est celle que prescrivait le reglement en vigueur dans les circonstances analogues. Si, par exemple, le reglement prescrit d'accompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant echoue, le commandement pretend qu'elle etait sans lien avec la premiere et n'etait qu'une diversion, il y a chance pour que la verite doive etre cherchee dans le reglement et non dans les dires du commandement. Et il n'y a pas que les reglements de chaque armee, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. L'etude de l'action diplomatique toujours en perpetuel etat d'action ou de reaction sur l'action militaire ne doit pas etre negligee non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris a l'epoque, t'expliqueront que l'ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu'il a ete prive, n'a execute en realite qu'une partie de son action strategique. De sorte que, si tu sais lire l'histoire militaire, ce qui est recit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchainement aussi rationnel qu'un tableau pour l'amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musees se laisse etourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux ou il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais ou il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce qu'il symbolise par la, ces operations militaires, en dehors meme de leur but immediat, sont habituellement, dans l'esprit du general qui dirige la campagne, calquees sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passe, comme la bibliotheque, comme l'erudition, comme l'etymologie, comme l'aristocratie des batailles nouvelles. Remarque que je ne parle pas en ce moment de l'identite locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n'a pas ete ou ne sera pas a travers les siecles que le champ d'une seule bataille. S'il a ete champ de bataille, c'est qu'il reunissait certaines conditions de situation geographique, de nature geologique, de defauts meme propres a gener l'adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille. Donc il l'a ete, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec n'importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec n'importe quel endroit. Il y a des lieux predestines. Mais encore une fois, ce n'est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille qu'on imite, d'une espece de decalque strategique, de pastiche tactique, si tu veux: la bataille d'Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne sais s'il y aura encore des guerres ni entre quels peuples; mais s'il y en a, sois sur qu'il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes, un Austerlitz, un Rosbach, un Waterloo, sans parler des autres, quelques-uns ne se genent pas pour le dire. Le marechal von Schieffer et le general de Falkenhausen ont d'avance prepare contre la France une bataille de Cannes, genre Annibal, avec fixation de l'adversaire sur tout le front et avance par les deux ailes, surtout par la droite en Belgique, tandis que Bernhardi prefere l'ordre oblique de Frederic le Grand, Leuthen plutot que Cannes. D'autres exposent moins crument leurs vues, mais je te garantis bien, mon vieux, que Beauconseil, ce chef d'escadron a qui je t'ai presente l'autre jour et qui est un officier du plus grand avenir, a potasse sa petite attaque du Pratzen, la connait dans les coins, la tient en reserve et que si jamais il a l'occasion de l'executer, il ne ratera pas le coup et nous la servira dans les grandes largeurs. L'enfoncement du centre a Rivoli, va, ca se refera s'il y a encore des guerres. Ce n'est pas plus perime que _l'Iliade_. J'ajoute qu'on est presque condamne aux attaques frontales parce qu'on ne veut pas retomber dans l'erreur de 70, mais faire de l'offensive, rien que de l'offensive. La seule chose qui me trouble est que, si je ne vois que des esprits retardataires s'opposer a cette magnifique doctrine, pourtant un de mes plus jeunes maitres, qui est un homme de genie, Mangin, voudrait qu'on laisse sa place, place provisoire, naturellement, a la defensive. On est bien embarrasse de lui repondre quand il cite comme exemple Austerlitz ou la defense n'est que le prelude de l'attaque et de la victoire. Ces theories de Saint-Loup me rendaient heureux. Elles me faisaient esperer que peut-etre je n'etais pas dupe dans ma vie de Doncieres, a l'egard de ces officiers dont j'entendais parler en buvant du sauternes qui projetait sur eux son reflet charmant, de ce meme grossissement qui m'avait fait paraitre enormes, tant que j'etais a Balbec, le roi et la reine d'Oceanie, la petite societe des quatre gourmets, le jeune homme joueur, le beau-frere de Legrandin, maintenant diminues a mes yeux jusqu'a me paraitre inexistants. Ce qui me plaisait aujourd'hui ne me deviendrait peut-etre pas indifferent demain, comme cela m'etait toujours arrive jusqu'ici, l'etre que j'etais encore en ce moment n'etait peut-etre pas voue a une destruction prochaine, puisque, a la passion ardente et fugitive que je portais, ces quelques soirs, a tout ce qui concernait la vie militaire, Saint-Loup, par ce qu'il venait de me dire touchant l'art de la guerre, ajoutait un fondement intellectuel, d'une nature permanente, capable de m'attacher assez fortement pour que je pusse croire, sans essayer de me tromper moi-meme, qu'une fois parti, je continuerais a m'interesser aux travaux de mes amis de Doncieres et ne tarderais pas a revenir parmi eux. Afin d'etre plus assure pourtant que cet art de la guerre fut bien un art au sens spirituel du mot: --Vous m'interessez, pardon, tu m'interesses beaucoup, dis-je a Saint-Loup, mais dis-moi, il y a un point qui m'inquiete. Je sens que je pourrais me passionner pour l'art militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas different a tel point des autres arts, que la regle apprise n'y fut pas tout. Tu me dis qu'on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthetique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idee me plait. Mais alors, est-ce que le genie du chef n'est rien? Ne fait-il vraiment qu'appliquer des regles? Ou bien, a science egale, y a-t-il de grands generaux comme il y a de grands chirurgiens qui, les elements fournis par deux etats maladifs etant les memes au point de vue materiel, sentent pourtant a un rien, peut-etre fait de leur experience, mais interprete, que dans tel cas ils ont plutot a faire ceci, dans tel cas plutot a faire cela, que dans tel cas il convient plutot d'operer, dans tel cas de s'abstenir? --Mais je crois bien! Tu verras Napoleon ne pas attaquer quand toutes les regles voulaient qu'il attaquat, mais une obscure divination le lui deconseillait. Par exemple, vois a Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions a Lannes. Mais tu verras des generaux imiter scolastiquement telle manoeuvre de Napoleon et arriver au resultat diametralement oppose. Dix exemples de cela en 1870. Mais meme pour l'interpretation de ce que _peut_ faire l'adversaire, ce qu'il fait n'est qu'un symptome qui peut signifier beaucoup de choses differentes. Chacune de ces choses a autant de chance d'etre la vraie, si on s'en tient au raisonnement et a la science, de meme que, dans certains cas complexes, toute la science medicale du monde ne suffira pas a decider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l'operation doit etre faite ou pas. C'est le flair, la divination genre Mme de Thebes (tu me comprends) qui decide chez le grand general comme chez le grand medecin. Ainsi je t'ai dit, pour te prendre un exemple, ce que pouvait signifier une reconnaissance au debut d'une bataille. Mais elle peut signifier dix autres choses, par exemple faire croire a l'ennemi qu'on va attaquer sur un point pendant qu'on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui l'empechera de voir les preparatifs de l'operation reelle, le forcer a amener des troupes, a les fixer, a les immobiliser dans un autre endroit que celui ou elles sont necessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tater, le forcer a decouvrir son jeu. Meme quelquefois, le fait qu'on engage dans une operation des troupes enormes n'est pas la preuve que cette operation soit la vraie; car on peut l'executer pour de bon, bien qu'elle ne soit qu'une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. Si j'avais le temps de te raconter a ce point de vue les guerres de Napoleon, je t'assure que ces simples mouvements classiques que nous etudions, et que tu nous verras faire en service en campagne, par simple plaisir de promenade, jeune cochon; non, je sais que tu es malade, pardon! eh bien, dans une guerre, quand on sent derriere eux la vigilance, le raisonnement et les profondes recherches du haut commandement, on est emu devant eux comme devant les simples feux d'un phare, lumiere materielle, mais emanation de l'esprit et qui fouille l'espace pour signaler le peril aux vaisseaux. J'ai meme peut-etre tort de te parler seulement litterature de guerre. En realite, comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumiere indiquent de quel cote un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se font une campagne, les caracteristiques du pays ou on manoeuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le general peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un systeme de vallees, sur telles plaines, c'est presque avec le caractere de necessite et de beaute grandiose des avalanches que tu peux predire la marche des armees. --Tu me refuses maintenant la liberte chez le chef, la divination chez l'adversaire qui veut lire dans ses plans, que tu m'octroyais tout a l'heure. --Mais pas du tout! Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble a Balbec, la richesse du monde des possibles par rapport au monde reel. Eh bien! c'est encore ainsi en art militaire. Dans une situation donnee, il y aura quatre plans qui s'imposent et entre lesquels le general a pu choisir, comme une maladie peut suivre diverses evolutions auxquelles le medecin doit s'attendre. Et la encore la faiblesse et la grandeur humaines sont des causes nouvelles d'incertitude. Car entre ces quatre plans, mettons que des raisons contingentes (comme des buts accessoires a atteindre, ou le temps qui presse, ou le petit nombre et le mauvais ravitaillement de ses effectifs) fassent preferer au general le premier plan, qui est moins parfait mais d'une execution moins couteuse, plus rapide, et ayant pour terrain un pays plus riche pour nourrir son armee. Il peut, ayant commence par ce premier plan dans lequel l'ennemi, d'abord incertain, lira bientot, ne pas pouvoir y reussir, a cause d'obstacles trop grands--c'est ce que j'appelle l'alea ne de la faiblesse humaine--l'abandonner et essayer du deuxieme ou du troisieme ou du quatrieme plan. Mais il se peut aussi qu'il n'ait essaye du premier--et c'est ici ce que j'appelle la grandeur humaine--que par feinte, pour fixer l'adversaire de facon a le surprendre la ou il ne croyait pas etre attaque. C'est ainsi qu'a Ulm, Mack, qui attendait l'ennemi a l'ouest, fut enveloppe par le nord ou il se croyait bien tranquille. Mon exemple n'est du reste pas tres bon. Et Ulm est un meilleur type de bataille d'enveloppement que l'avenir verra se reproduire parce qu'il n'est pas seulement un exemple classique dont les generaux s'inspireront, mais une forme en quelque sorte necessaire (necessaire entre d'autres, ce qui laisse le choix, la variete), comme un type de cristallisation. Mais tout cela ne fait rien parce que ces cadres sont malgre tout factices. J'en reviens a notre livre de philosophie, c'est comme les principes rationnels, ou les lois scientifiques, la realite se conforme a cela, a peu pres, mais rappelle-toi le grand mathematicien Poincare, il n'est pas sur que les mathematiques soient rigoureusement exactes. Quant aux reglements eux-memes, dont je t'ai parle, ils sont en somme d'une importance secondaire, et d'ailleurs on les change de temps en temps. Ainsi pour nous autres cavaliers, nous vivons sur le _Service en Campagne_ de 1895 dont on peut dire qu'il est perime, puisqu'il repose sur la vieille et desuete doctrine qui considere que le combat de cavalerie n'a guere qu'un effet moral par l'effroi que la charge produit sur l'adversaire. Or, les plus intelligents de nos maitres, tout ce qu'il y a de meilleur dans la cavalerie, et notamment le commandant dont je te parlais, envisagent au contraire que la decision sera obtenue par une veritable melee ou on s'escrimera du sabre et de la lance et ou le plus tenace sera vainqueur non pas simplement moralement et par impression de terreur, mais materiellement. --Saint-Loup a raison et il est probable que le prochain _Service en Campagne_ portera la trace de cette evolution, dit mon voisin. --Je ne suis pas fache de ton approbation, car tes avis semblent faire plus impression que les miens sur mon ami, dit en riant Saint-Loup, soit que cette sympathie naissante entre son camarade et moi l'agacat un peu, soit qu'il trouvat gentil de la consacrer en la constatant aussi officiellement. Et puis j'ai peut-etre diminue l'importance des reglements. On les change, c'est certain. Mais en attendant ils commandent la situation militaire, les plans de campagne et de concentration. S'ils refletent une fausse conception strategique, ils peuvent etre le principe initial de la defaite. Tout cela, c'est un peu technique pour toi, me dit-il. Au fond, dis-toi bien que ce qui precipite le plus l'evolution de l'art de la guerre, ce sont les guerres elles-memes. Au cours d'une campagne, si elle est un peu longue, on voit l'un des belligerants profiter des lecons que lui donnent les succes et les fautes de l'adversaire, perfectionner les methodes de celui-ci qui, a son tour, encherit. Mais cela c'est du passe. Avec les terribles progres de l'artillerie, les guerres futures, s'il y a encore des guerres, seront si courtes qu'avant qu'on ait pu songer a tirer parti de l'enseignement, la paix sera faite. --Ne sois pas si susceptible, dis-je a Saint-Loup, repondant a ce qu'il avait dit avant ces dernieres paroles. Je t'ai ecoute avec assez d'avidite! --Si tu veux bien ne plus prendre la mouche et le permettre, reprit l'ami de Saint-Loup, j'ajouterai a ce que tu viens de dire que, si les batailles s'imitent et se superposent, ce n'est pas seulement a cause de l'esprit du chef. Il peut arriver qu'une erreur du chef (par exemple son appreciation insuffisante de la valeur de l'adversaire) l'amene a demander a ses troupes des sacrifices exageres, sacrifices que certaines unites accompliront avec une abnegation si sublime, que leur role sera par la analogue a celui de telle autre unite dans telle autre bataille, et seront cites dans l'histoire comme des exemples interchangeables: pour nous en tenir a 1870, la garde prussienne a Saint-Privat, les turcos a Froeschviller et a Wissembourg. --Ah! interchangeables, tres exact! excellent! tu es intelligent, dit Saint-Loup. Je n'etais pas indifferent a ces derniers exemples, comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le general. Mais pourtant le genie du chef, voila ce qui m'interessait, j'aurais voulu me rendre compte en quoi il consistait, comment, dans une circonstance donnee, ou le chef sans genie ne pourrait resister a l'adversaire, s'y prendrait le chef genial pour retablir la bataille compromise, ce qui, au dire de Saint-Loup, etait tres possible et avait ete realise par Napoleon plusieurs fois. Et pour comprendre ce que c'etait que la valeur militaire, je demandais des comparaisons entre les generaux dont je savais les noms, lequel avait le plus une nature de chef, des dons de tacticien, quitte a ennuyer mes nouveaux amis, qui du moins ne le laissaient pas voir et me repondaient avec une infatigable bonte. Je me sentais separe--non seulement de la grande nuit glacee qui s'etendait au loin et dans laquelle nous entendions de temps en temps le sifflet d'un train qui ne faisait que rendre plus vif le plaisir d'etre la, ou les tintements d'une heure qui heureusement etait encore eloignee de celle ou ces jeunes gens devraient reprendre leurs sabres et rentrer--mais aussi de toutes les preoccupations exterieures, presque du souvenir de Mme de Guermantes, par la bonte de Saint-Loup a laquelle celle de ses amis qui s'y ajoutait donnait comme plus d'epaisseur; par la chaleur aussi de cette petite salle a manger, par la saveur des plats raffines qu'on nous servait. Ils donnaient autant de plaisir a mon imagination qu'a ma gourmandise; parfois le petit morceau de nature d'ou ils avaient ete extraits, benitier rugueux de l'huitre dans lequel restent quelques gouttes d'eau salee, ou sarment noueux, pampres jaunis d'une grappe de raisin, les entourait encore, incomestible, poetique et lointain comme un paysage, et faisant se succeder au cours du diner les evocations d'une sieste sous une vigne et d'une promenade en mer; d'autres soirs c'est par le cuisinier seulement qu'etait mise en relief cette particularite originale des mets, qu'il presentait dans son cadre naturel comme une oeuvre d'art; et un poisson cuit au court-bouillon etait' apporte dans un long plat en terre, ou, comme il se detachait en relief sur des jonchees d'herbes bleuatres, infrangible mais contourne encore d'avoir ete jete vivant dans l'eau bouillante, entoure d'un cercle de coquillages d'animalcules satellites, crabes, crevettes et moules, il avait l'air d'apparaitre dans une ceramique de Bernard Palissy. --Je suis jaloux, je suis furieux, me dit Saint-Loup, moitie en riant, moitie serieusement, faisant allusion aux interminables conversations a part que j'avais avec son ami. Est-ce que vous le trouvez plus intelligent que moi? est-ce que vous l'aimez mieux que moi? Alors, comme ca, il n'y en a plus que pour lui? (Les hommes qui aiment enormement une femme, qui vivent dans une societe d'hommes a femmes se permettent des plaisanteries que d'autres qui y verraient moins d'innocence n'oseraient pas.) Des que la conversation devenait generale, on evitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il etait curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fut tellement dreyfusard, presque antimilitariste: "C'est, dis-je, ne voulant pas entrer dans des details, que l'influence du milieu n'a pas l'importance qu'on croit ..." Certes, je comptais m'en tenir la et ne pas reprendre les reflexions que j'avais presentees a Saint-Loup quelques jours plus tot. Malgre cela, comme ces mots-la, du moins, je les lui avais dits presque textuellement, j'allais m'en excuser en ajoutant: "C'est justement ce que l'autre jour ..." Mais j'avais compte sans le revers qu'avait la gentille admiration de Robert pour moi et pour quelques autres personnes. Cette admiration se completait d'une si entiere assimilation de leurs idees, qu'au bout de quarante-huit heures il avait oublie que ces idees n'etaient pas de lui. Aussi en ce qui concernait ma modeste these, Saint-Loup, absolument comme si elle eut toujours habite son cerveau et si je ne faisais que chasser sur ses terres, crut devoir me souhaiter la bienvenue avec chaleur et m'approuver. --Mais oui! le milieu n'a pas d'importance. Et avec la meme force que s'il avait peur que je l'interrompisse ou ne le comprisse pas: --La vraie influence, c'est celle du milieu intellectuel! On est l'homme de son idee! Il s'arreta un instant, avec le sourire de quelqu'un qui a bien digere, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi: --Tous les hommes d'une meme idee sont pareils, me dit-il, d'un air de defi. Il n'avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce qu'il s'etait en revanche si bien rappele. Je n'arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les memes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu'on a, sont capables de nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs ou, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j'avais peine a respirer: on aurait dit qu'une partie de ma poitrine avait ete sectionnee par un anatomiste habile, enlevee, et remplacee par une partie egale de souffrance immaterielle, par un equivalent de nostalgie et d'amour. Et les points de suture ont beau avoir ete bien faits, on vit assez malaisement quand le regret d'un etre est substitue aux visceres, il a l'air de tenir plus de place qu'eux, on le sent perpetuellement, et puis, quelle ambiguite d'etre oblige de _penser_ une partie de son corps! Seulement il semble qu'on vaille davantage. A la moindre brise on soupire d'oppression, mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S'il etait clair, je me disais: "Peut-etre elle est a la campagne, elle regarde les memes etoiles", et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire: "Une bonne nouvelle, ma tante vient de m'ecrire, elle voudrait te voir, elle va venir ici." Ce n'est pas dans le firmament seul que je mettais la pensee de Mme de Guermantes. Un souffle d'air un peu doux qui passait semblait m'apporter un message d'elle, comme jadis de Gilberte dans les bles de Meseglise: on ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu'on rapporte a un etre bien des elements assoupis qu'il reveille mais qui lui sont etrangers. Et puis ces sentiments particuliers, toujours quelque chose en nous s'efforce de les amener a plus de verite, c'est-a-dire de les faire se rejoindre a un sentiment plus general, commun a toute l'humanite, avec lequel les individus et les peines qu'ils nous causent nous sont seulement une occasion de communiquer. Ce qui melait quelque plaisir a ma peine c'est que je la savais une petite partie de l'universel amour. Sans doute de ce que je croyais reconnaitre des tristesses que j'avais eprouvees a propos de Gilberte, ou bien quand le soir, a Combray, maman ne restait pas dans ma chambre, et aussi le souvenir de certaines pages de Bergotte, dans la souffrance que j'eprouvais et a laquelle Mme de Guermantes, sa froideur, son absence, n'etaient pas liees clairement comme la cause l'est a l'effet dans l'esprit d'un savant, je ne concluais pas que Mme de Guermantes ne fut pas cette cause. N'y a-t-il pas telle douleur physique diffuse, s'etendant par irradiation dans des regions exterieures a la partie malade, mais qu'elle abandonne pour se dissiper entierement si un praticien touche le point precis d'ou elle vient? Et pourtant, avant cela, son extension lui donnait pour nous un tel caractere de vague et de fatalite, qu'impuissants a l'expliquer, a la localiser meme, nous croyions impossible de la guerir. Tout en m'acheminant vers le restaurant je me disais: "Il y a deja quatorze jours que je n'ai vu Mme de Guermantes." Quatorze jours, ce qui ne paraissait une chose enorme qu'a moi qui, quand il s'agissait de Mme de Guermantes, comptais par minutes. Pour moi ce n'etait plus seulement les etoiles et la brise, mais jusqu'aux divisions arithmetiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poetique. Chaque jour etait maintenant comme la crete mobile d'une colline incertaine: d'un cote, je sentais que je pouvais descendre vers l'oubli; de l'autre, j'etais emporte par le besoin de revoir la duchesse. Et j'etais tantot plus pres de l'un ou de l'autre, n'ayant pas d'equilibre stable. Un jour je me dis: "Il y aura peut-etre une lettre ce soir" et en arrivant diner j'eus le courage de demander a Saint-Loup: --Tu n'as pas par hasard des nouvelles de Paris? --Si, me repondit-il d'un air sombre, elles sont mauvaises. Je respirai en comprenant que ce n'etait que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles etaient celles de sa maitresse. Mais je vis bientot qu'une de leurs consequences serait d'empecher Robert de me mener de longtemps chez sa tante. J'appris qu'une querelle avait eclate entre lui et sa maitresse, soit par correspondance, soit qu'elle fut venue un matin le voir entre deux trains. Et les querelles, meme moins graves, qu'ils avaient eues jusqu'ici, semblaient toujours devoir etre insolubles. Car elle etait de mauvaise humeur, trepignait, pleurait, pour des raisons aussi incomprehensibles que celles des enfants qui s'enferment dans un cabinet noir, ne viennent pas diner, refusant toute explication, et ne font que redoubler de sanglots quand, a bout de raisons, on leur donne des claques. Saint-Loup souffrit horriblement de cette brouille, mais c'est une maniere de dire qui est trop simple, et fausse par la l'idee qu'on doit se faire de cette douleur. Quand il se retrouva seul, n'ayant plus qu'a songer a sa maitresse partie avec le respect pour lui qu'elle avait eprouve en le voyant si energique, les anxietes qu'il avait eues les premieres heures prirent fin devant l'irreparable, et la cessation d'une anxiete est une chose si douce, que la brouille, une fois certaine, prit pour lui un peu du meme genre de charme qu'aurait eu une reconciliation. Ce dont il commenca a souffrir un peu plus tard furent une douleur, un accident secondaires, dont le flux venait incessamment de lui-meme, a l'idee que peut-etre elle aurait bien voulu se rapprocher; qu'il n'etait pas impossible qu'elle attendit un mot de lui; qu'en attendant, pour se venger elle ferait peut-etre, tel soir, a tel endroit, telle chose, et qu'il n'y aurait qu'a lui telegraphier qu'il arrivait pour qu'elle n'eut pas lieu; que d'autres peut-etre profitaient du temps qu'il laissait perdre, et qu'il serait trop tard dans quelques jours pour la retrouver car elle serait prise. De toutes ces possibilites il ne savait rien, sa maitresse gardait un silence qui finit par affoler sa douleur jusqu'a lui faire se demander si elle n'etait pas cachee a Doncieres ou partie pour les Indes. On a dit que le silence etait une force; dans un tout autre sens, il en est une terrible a la disposition de ceux qui sont aimes. Elle accroit l'anxiete de qui attend. Rien n'invite tant a s'approcher d'un etre que ce qui en separe, et quelle plus infranchissable barriere que le silence? On a dit aussi que le silence etait un supplice, et capable de rendre fou celui qui y etait astreint dans les prisons. Mais quel supplice--plus grand que de garder le silence--de l'endurer de ce qu'on aime! Robert se disait: "Que fait-elle donc pour qu'elle se taise ainsi? Sans doute, elle me trompe avec d'autres?" Il disait encore: "Qu'ai-je donc fait pour qu'elle se taise ainsi? Elle me hait peut-etre, et pour toujours." Et il s'accusait. Ainsi le silence le rendait fou en effet, par la jalousie et par le remords. D'ailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce silence-la est prison lui-meme. Une cloture immaterielle, sans doute, mais impenetrable, cette tranche interposee d'atmosphere vide, mais que les rayons visuels de l'abandonne ne peuvent traverser. Est-il un plus terrible eclairage que le silence, qui ne nous montre pas une absente, mais mille, et chacune se livrant a quelque autre trahison? Parfois, dans une brusque detente, ce silence, Robert croyait qu'il allait cesser a l'instant, que la lettre attendue allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il epiait chaque bruit, il etait deja desaltere, il murmurait: "La lettre! La lettre!" Apres avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait pietinant dans le desert reel du silence sans fin. Il souffrait d'avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d'une rupture qu'a d'autres moments il croyait pouvoir eviter, comme les gens qui reglent toutes leurs affaires en vue d'une expatriation qui ne s'effectuera pas, et dont la pensee, qui ne sait plus ou elle devra se situer le lendemain, s'agite momentanement, detachee d'eux, pareille a ce coeur qu'on arrache a un malade et qui continue a battre, separe du reste du corps. En tout cas, cette esperance que sa maitresse reviendrait lui donnait le courage de perseverer dans la rupture, comme la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide a affronter la mort. Et comme l'habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparait la premiere sur le roc en apparence le plus desole, peut-etre en pratiquant d'abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s'y accoutumer sincerement. Mais l'incertitude entretenait chez lui un etat qui, lie au souvenir de cette femme, ressemblait a l'amour. Il se forcait cependant a ne pas lui ecrire, pensant peut-etre que le tourment etait moins cruel de vivre sans sa maitresse qu'avec elle dans certaines conditions, ou qu'apres la facon dont ils s'etaient quittes, attendre ses excuses etait necessaire pour qu'elle conservat ce qu'il croyait qu'elle avait pour lui sinon d'amour, du moins d'estime et de respect. Il se contentait d'aller au telephone, qu'on venait d'installer a Doncieres, et de demander des nouvelles, ou de donner des instructions a une femme de chambre qu'il avait placee aupres de son amie. Ces communications etaient du reste compliquees et lui prenaient plus de temps parce que, suivant les opinions de ses amis litteraires relativement a la laideur de la capitale, mais surtout en consideration de ses betes, de ses chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son proprietaire de Paris avait cesse de tolerer les cris incessants, la maitresse de Robert venait de louer une petite propriete aux environs de Versailles. Cependant lui, a Doncieres, ne dormait plus un instant la nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s'assoupit un peu. Mais tout d'un coup, il commenca a parler, il voulait courir, empecher quelque chose, il disait: "Je l'entends, vous ne ... vous ne...." Il s'eveilla. Il me dit qu'il venait de rever qu'il etait a la campagne chez le marechal des logis chef. Celui-ci avait tache de l'ecarter d'une certaine partie de la maison. Saint-Loup avait devine que le marechal des logis avait chez lui un lieutenant tres riche et tres vicieux qu'il savait desirer beaucoup son amie. Et tout a coup dans son reve il avait distinctement entendu les cris intermittents et reguliers qu'avait l'habitude de pousser sa maitresse aux instants de volupte. Il avait voulu forcer le marechal des logis de le mener a la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l'empecher d'y aller, tout en ayant un certain air froisse de tant d'indiscretion, que Robert disait qu'il ne pourrait jamais oublier. --Mon reve est idiot, ajouta-t-il encore tout essouffle. Mais je vis bien que, pendant l'heure qui suivit, il fut plusieurs fois sur le point de telephoner a sa maitresse pour lui demander de se reconcilier. Mon pere avait le telephone depuis peu, mais je ne sais si cela eut beaucoup servi a Saint-Loup. D'ailleurs il ne me semblait pas tres convenable de donner a mes parents, meme seulement a un appareil pose chez eux, ce role d'intermediaire entre Saint-Loup et sa maitresse, si distinguee et noble de sentiments que put etre celle-ci. Le cauchemar qu'avait eu Saint-Loup s'effaca un peu de son esprit. Le regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces qui dessinerent pour moi, en se suivant l'un l'autre, comme la courbe magnifique de quelque rampe durement forgee d'ou Robert restait a se demander quelle resolution son amie allait prendre. Enfin, elle lui demanda s'il consentirait a pardonner. Aussitot qu'il eut compris que la rupture etait evitee, il vit tous les inconvenients d'un rapprochement. D'ailleurs il souffrait deja moins et avait presque accepte une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-etre, retrouver a nouveau la morsure si sa liaison recommencait. Il n'hesita pas longtemps. Et peut-etre n'hesita-t-il que parce qu'il etait enfin certain de pouvoir reprendre sa maitresse, de le pouvoir, donc de le faire. Seulement elle lui demandait, pour qu'elle retrouvat son calme, de ne pas revenir a Paris au 1er janvier. Or, il n'avait pas le courage d'aller a Paris sans la voir. D'autre part elle avait consenti a voyager avec lui, mais pour cela il lui fallait un veritable conge que le capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder. --Cela m'ennuie a cause de notre visite chez ma tante qui se trouve ajournee. Je retournerai sans doute a Paris a Paques. --Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes a ce moment-la, car je serai deja a Balbec. Mais ca ne fait absolument rien. --A Balbec? mais vous n'y etiez alle qu'au mois d'aout. --Oui, mais cette annee, a cause de ma sante, on doit m'y envoyer plus tot. Toute sa crainte etait que je ne jugeasse mal sa maitresse, apres ce qu'il m'avait raconte. "Elle est violente seulement parce qu'elle est trop franche, trop entiere dans ses sentiments. Mais c'est un etre sublime. Tu ne peux pas t'imaginer les delicatesses de poesie qu'il y a chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts a Bruges. C'est "bien", n'est-ce pas? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une grandeur...." Et comme il etait imbu d'un certain langage qu'on parlait autour de cette femme dans des milieux litteraires: "Elle a quelque chose de sideral et meme de vatique, tu comprends ce que je veux dire, le poete qui etait presque un pretre." Je cherchai pendant tout le diner un pretexte qui permit a Saint-Loup de demander a sa tante de me recevoir sans attendre qu'il vint a Paris. Or, ce pretexte me fut fourni par le desir que j'avais de revoir des tableaux d'Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions connu a Balbec. Pretexte ou il y avait, d'ailleurs, quelque verite car si, dans mes visites a Elstir, j'avais demande a sa peinture de me conduire a la comprehension et a l'amour de choses meilleures qu'elle-meme, un degel veritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eusse-je commande le portrait des realites que je n'avais pas su approfondir, comme un chemin d'aubepine, non pour qu'il me conservat leur beaute mais me la decouvrit), maintenant au contraire, c'etait l'originalite, la seduction de ces peintures qui excitaient mon desir, et ce que je voulais surtout voir, c'etait d'autres tableaux d'Elstir. Il me semblait d'ailleurs que ses moindres tableaux, a lui, etaient quelque chose d'autre que les chefs-d'oeuvre de peintres meme plus grands. Son oeuvre etait comme un royaume clos, aux frontieres infranchissables, a la matiere sans seconde. Collectionnant avidement les rares revues ou on avait publie des etudes sur lui, j'y avais appris que ce n'etait que recemment qu'il avait commence a peindre des paysages et des natures mortes, mais qu'il avait commence par des tableaux mythologiques (j'avais vu les photographies de deux d'entre eux dans son atelier), puis avait ete longtemps impressionne par l'art japonais. Certaines des oeuvres les plus caracteristiques de ses diverses manieres se trouvaient en province. Telle maison des Andelys ou etait un de ses plus beaux paysages m'apparaissait aussi precieuse, me donnait un aussi vif desir du voyage, qu'un village chartrain dans la pierre meuliere duquel est enchasse un glorieux vitrail; et vers le possesseur de ce chef-d'oeuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossiere, sur la grand'rue, enferme comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs du monde qu'est un tableau d'Elstir et qui l'avait peut-etre achete plusieurs milliers de francs, je me sentais porte par cette sympathie qui unit jusqu'aux coeurs, jusqu'aux caracteres de ceux qui pensent de la meme facon que nous sur un sujet capital. Or, trois oeuvres importantes de mon peintre prefere etaient designees, dans l'une de ces revues, comme appartenant a Mme de Guermantes. Ce fut donc en somme sincerement que, le soir ou Saint-Loup m'avait annonce le voyage de son amie a Bruges, je pus, pendant le diner, devant ses amis, lui jeter comme a l'improviste: --Ecoute, tu permets? derniere conversation au sujet de la dame dont nous avons parle. Tu te rappelles Elstir, le peintre que j'ai connu a Balbec? --Mais, voyons, naturellement. --Tu te rappelles mon admiration pour lui? --Tres bien, et la lettre que nous lui avions fait remettre. --Eh bien, une des raisons, pas des plus importantes, une raison accessoire pour laquelle je desirerais connaitre ladite dame, tu sais toujours bien laquelle? --Mais oui! que de parentheses! --C'est qu'elle a chez elle au moins un tres beau tableau d'Elstir. --Tiens, je ne savais pas. --Elstir sera sans doute a Balbec a Paques, vous savez qu'il passe maintenant presque toute l'annee sur cette cote. J'aurais beaucoup aime avoir vu ce tableau avant mon depart. Je ne sais si vous etes en termes assez intimes avec votre tante: ne pourriez-vous, en me faisant assez habilement valoir a ses yeux pour qu'elle ne refuse pas, lui demander de me laisser aller voir le tableau sans vous, puisque vous ne serez pas la? --C'est entendu, je reponds pour elle, j'en fais mon affaire. --Robert, comme je vous aime! --Vous etes gentil de m'aimer mais vous le seriez aussi de me tutoyer comme vous l'aviez promis et comme tu avais commence de le faire. --J'espere que ce n'est pas votre depart que vous complotez, me dit un des amis de Robert. Vous savez, si Saint-Loup part en permission, cela ne doit rien changer, nous sommes la. Ce sera peut-etre moins amusant pour vous, mais on se donnera tant de peine pour tacher de vous faire oublier son absence. En effet, au moment ou on croyait que l'amie de Robert irait seule a Bruges, on venait d'apprendre que le capitaine de Borodino, jusque-la d'un avis contraire, venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. Voici ce qui s'etait passe. Le Prince, tres fier de son opulente chevelure, etait un client assidu du plus grand coiffeur de la ville, autrefois garcon de l'ancien coiffeur de Napoleon III. Le capitaine de Borodino etait au mieux avec le coiffeur car il etait, malgre ses facons majestueuses, simple avec les petites gens. Mais le coiffeur, chez qui le Prince avait une note arrieree d'au moins cinq ans et que les flacons de "Portugal", d'"Eau des Souverains", les fers, les rasoirs, les cuirs enflaient non moins que les shampoings, les coupes de cheveux, etc., placait plus haut Saint-Loup qui payait rubis sur l'ongle, avait plusieurs voitures et des chevaux de selle. Mis au courant de l'ennui de Saint-Loup de ne pouvoir partir avec sa maitresse, il en parla chaudement au Prince ligote d'un surplis blanc dans le moment que le barbier lui tenait la tete renversee et menacait sa gorge. Le recit de ces aventures galantes d'un jeune homme arracha au capitaine-prince un sourire d'indulgence bonapartiste. Il est peu probable qu'il pensa a sa note impayee, mais la recommandation du coiffeur l'inclinait autant a la bonne humeur qu'a la mauvaise celle d'un duc. Il avait encore du savon plein le menton que la permission etait promise et elle fut signee le soir meme. Quant au coiffeur, qui avait l'habitude de se vanter sans cesse et, afin de le pouvoir, s'attribuait, avec une faculte de mensonge extraordinaire, des prestiges entierement inventes, pour une fois qu'il rendit un service signale a Saint-Loup, non seulement il n'en fit pas sonner le merite, mais, comme si la vanite avait besoin de mentir, et, quand il n'y a pas lieu de le faire, cede la place a la modestie, n'en reparla jamais a Robert. Tous les amis de Robert me dirent qu'aussi longtemps que je resterais a Doncieres, ou a quelque epoque que j'y revinsse, s'il n'etait pas la, leurs voitures, leurs chevaux, leurs maisons, leurs heures de liberte seraient a moi et je sentais que c'etait de grand coeur que ces jeunes gens mettaient leur luxe, leur jeunesse, leur vigueur au service de ma faiblesse. --Pourquoi du reste, reprirent les amis de Saint-Loup apres avoir insiste pour que je restasse, ne reviendriez-vous pas tous les ans? vous voyez bien que cette petite vie vous plait! Et, meme, vous vous interessez a tout ce qui se passe au regiment comme un ancien. Car je continuais a leur demander avidement de classer les differents officiers dont je savais les noms, selon l'admiration plus ou moins grande qu'ils leur semblaient meriter, comme jadis, au college, je faisais faire a mes camarades pour les acteurs du Theatre-Francais. Si a la place d'un des generaux que j'entendais toujours citer en tete de tous les autres, un Galliffet ou un Negrier, quelque ami de Saint-Loup disait: "Mais Negrier est un officier general des plus mediocres" et jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de Bourgogne, j'eprouvais la meme surprise heureuse que jadis quand les noms epuises de Thiron ou de Febvre se trouvaient refoules par l'epanouissement soudain du nom inusite d'Amaury. "Meme superieur a Negrier? Mais en quoi? donnez-moi un exemple." Je voulais qu'il existat des differences profondes jusqu'entre les officiers subalternes du regiment, et j'esperais, dans la raison de ces differences, saisir l'essence de ce qu'etait la superiorite militaire. L'un de ceux dont cela m'eut le plus interesse d'entendre parler, parce que c'est lui que j'avais apercu le plus souvent, etait le prince de Borodino. Mais ni Saint-Loup, ni ses amis, s'ils rendaient en lui justice au bel officier qui assurait a son escadron une tenue incomparable, n'aimaient l'homme. Sans parler de lui evidemment sur le meme ton que de certains officiers sortis du rang et francs-macons, qui ne frequentaient pas les autres et gardaient a cote d'eux un aspect farouche d'adjudants, ils ne semblaient pas situer M. de Borodino au nombre des autres officiers nobles, desquels a vrai dire, meme a l'egard de Saint-Loup, il differait beaucoup par l'attitude. Eux, profitant de ce que Robert n'etait que sous-officier et qu'ainsi sa puissante famille pouvait etre heureuse qu'il fut invite chez des chefs qu'elle eut dedaignes sans cela, ne perdaient pas une occasion de le recevoir a leur table quand s'y trouvait quelque gros bonnet capable d'etre utile a un jeune marechal des logis. Seul, le capitaine de Borodino n'avait que des rapports de service, d'ailleurs excellents, avec Robert. C'est que le prince, dont le grand-pere avait ete fait marechal et prince-duc par l'Empereur, a la famille de qui il s'etait ensuite allie par son mariage, puis dont le pere avait epouse une cousine de Napoleon III et avait ete deux fois ministre apres le coup d'Etat, sentait que malgre cela il n'etait pas grand' chose pour Saint-Loup et la societe des Guermantes, lesquels a leur tour, comme il ne se placait pas au meme point de vue qu'eux, ne comptaient guere pour lui. Il se doutait que, pour Saint-Loup, il etait--lui apparente aux Hohenzollern--non pas un vrai noble mais le petit-fils d'un fermier, mais, en revanche, considerait Saint-Loup comme le fils d'un homme dont le comte avait ete confirme par l'Empereur--on appelait cela dans le faubourg Saint-Germain les comtes refaits--et avait sollicite de lui une prefecture, puis tel autre poste place bien bas sous les ordres de S.A. le prince de Borodino, ministre d'Etat, a qui l'on ecrivait "Monseigneur" et qui etait neveu du souverain. Plus que neveu peut-etre. La premiere princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontes pour Napoleon Ier qu'elle suivit a l'ile d'Elbe, et la seconde pour Napoleon III. Et si, dans la face placide du capitaine, on retrouvait de Napoleon Ier, sinon les traits naturels du visage, du moins la majeste etudiee du masque, l'officier avait surtout dans le regard melancolique et bon, dans la moustache tombante, quelque chose qui faisait penser a Napoleon III; et cela d'une facon si frappante qu'ayant demande apres Sedan a pouvoir rejoindre l'Empereur, et ayant ete econduit par Bismarck aupres de qui on l'avait mene, ce dernier levant par hasard les yeux sur le jeune homme qui se disposait a s'eloigner, fut saisi soudain par cette ressemblance et, se ravisant, le rappela et lui accorda l'autorisation que, comme a tout le monde, il venait de lui refuser. Si le prince de Borodino ne voulait pas faire d'avances a Saint-Loup ni aux autres membres de la societe du faubourg Saint-Germain qu'il y avait dans le regiment (alors qu'il invitait beaucoup deux lieutenants roturiers qui etaient des hommes agreables), c'est que, les considerant tous du haut de sa grandeur imperiale, il faisait, entre ces inferieurs, cette difference que les uns etaient des inferieurs qui se savaient l'etre et avec qui il etait charme de frayer, etant, sous ses apparences de majeste, d'une humeur simple et joviale, et les autres des inferieurs qui se croyaient superieurs, ce qu'il n'admettait pas. Aussi, alors que tous les officiers du regiment faisaient fete a Saint-Loup, le prince de Borodino a qui il avait ete recommande par le marechal de X... se borna a etre obligeant pour lui dans le service, ou Saint-Loup etait d'ailleurs exemplaire, mais il ne le recut jamais chez lui, sauf en une circonstance particuliere ou il fut en quelque sorte force de l'inviter, et, comme elle se presentait pendant mon sejour, lui demanda de m'amener. Je pus facilement, ce soir-la, en voyant Saint-Loup a la table de son capitaine, discerner jusque dans les manieres et l'elegance de chacun d'eux la difference qu'il y avait entre les deux aristocraties: l'ancienne noblesse et celle de l'Empire. Issu d'une caste dont les defauts, meme s'il les repudiait de toute son intelligence, avaient passe dans son sang, et qui, ayant cesse d'exercer une autorite reelle depuis au moins un siecle, ne voit plus dans l'amabilite protectrice qui fait partie de l'education qu'elle recoit, qu'un exercice comme l'equitation ou l'escrime, cultive sans but serieux, par divertissement, a l'encontre des bourgeois que cette noblesse meprise assez pour croire que sa familiarite les flatte et que son sans-gene les honorerait, Saint-Loup prenait amicalement la main de n'importe quel bourgeois qu'on lui presentait et dont il n'avait peut-etre pas entendu le nom, et en causant avec lui (sans cesser de croiser et de decroiser les jambes, se renversant en arriere, dans une attitude debraillee, le pied dans la main) l'appelait "mon cher". Mais au contraire, d'une noblesse dont les titres gardaient encore leur signification, tout pourvus qu'ils restaient de riches majorats recompensant de glorieux services, et rappelant le souvenir de hautes fonctions dans lesquelles on commande a beaucoup d'hommes et ou l'on doit connaitre les hommes, le prince de Borodino--sinon distinctement, et dans sa conscience personnelle et claire, du moins en son corps qui le revelait par ses attitudes et ses facons--considerait son rang comme une prerogative effective; a ces memes roturiers que Saint-Loup eut touches a l'epaule et pris par le bras, il s'adressait avec une affabilite majestueuse, ou une reserve pleine de grandeur temperait la bonhomie souriante qui lui etait naturelle, sur un ton empreint a la fois d'une bienveillance sincere et d'une hauteur voulue. Cela tenait sans doute a ce qu'il etait moins eloigne des grandes ambassades et de la cour, ou son pere avait eu les plus hautes charges et ou les manieres de Saint-Loup, le coude sur la table et le pied dans la main, eussent ete mal recues, mais surtout cela tenait a ce que cette bourgeoisie, il la meprisait moins, qu'elle etait le grand reservoir ou le premier Empereur avait pris ses marechaux, ses nobles, ou le second avait trouve un Fould, un Rouher. Sans doute, fils ou petit-fils d'empereur, et qui n'avait plus qu'a commander un escadron, les preoccupations de son pere et de son grand-pere ne pouvaient, faute d'objet a quoi s'appliquer, survivre reellement dans la pensee de M. de Borodino. Mais comme l'esprit d'un artiste continue a modeler bien des annees apres qu'il est eteint la statue qu'il sculpta, elles avaient pris corps en lui, s'y etaient materialisees, incarnees, c'etait elles que refletait son visage. C'est avec, dans la voix, la vivacite du premier Empereur qu'il adressait un reproche a un brigadier, avec la melancolie songeuse du second qu'il exhalait la bouffee d'une cigarette. Quand il passait en civil dans les rues de Doncieres un certain eclat dans ses yeux, s'echappant de sous le chapeau melon, faisait reluire autour du capitaine un incognito souverain; on tremblait quand il entrait dans le bureau du marechal des logis chef, suivi de l'adjudant, et du fourrier comme de Berthier et de Massena. Quand il choisissait l'etoffe d'un pantalon pour son escadron, il fixait sur le brigadier tailleur un regard capable de dejouer Talleyrand et tromper Alexandre; et parfois, en train de passer une revue d'installage, il s'arretait, laissant rever ses admirables yeux bleus, tortillait sa moustache, avait l'air d'edifier une Prusse et une Italie nouvelles. Mais aussitot, redevenant de Napoleon III Napoleon Ier, il faisait remarquer que le paquetage n'etait pas astique et voulait gouter a l'ordinaire des hommes. Et chez lui, dans sa vie privee, c'etait pour les femmes d'officiers bourgeois (a la condition qu'ils ne fussent pas francs-macons) qu'il faisait servir non seulement une vaisselle de Sevres bleu de roi, digne d'un ambassadeur (donnee a son pere par Napoleon, et qui paraissait plus precieuse encore dans la maison provinciale qu'il habitait sur le Mail, comme ces porcelaines rares que les touristes admirent avec plus de plaisir dans l'armoire rustique d'un vieux manoir amenage en ferme achalandee et prospere), mais encore d'autres presents de l'Empereur: ces nobles et charmantes manieres qui elles aussi eussent fait merveille dans quelque poste de representation, si pour certains ce n'etait pas etre voue pour toute sa vie au plus injuste des ostracismes que d'etre "ne", des gestes familiers, la bonte, la grace et, enfermant sous un email bleu de roi aussi, des images glorieuses, la relique mysterieuse, eclairee et survivante du regard. Et a propos des relations bourgeoises que le prince avait a Doncieres, il convient de dire ceci. Le lieutenant-colonel jouait admirablement du piano, la femme du medecin-chef chantait comme si elle avait eu un premier prix au Conservatoire. Ce dernier couple, de meme que le lieutenant-colonel et sa femme, dinaient chaque semaine chez M. de Borodino. Ils etaient certes flattes, sachant que, quand le Prince allait a Paris en permission, il dinait chez Mme de Pourtales, chez les Murat, etc. Mais ils se disaient: "C'est un simple capitaine, il est trop heureux que nous venions chez lui. C'est du reste un vrai ami pour nous." Mais quand M. de Borodino, qui faisait depuis longtemps des demarches pour se rapprocher de Paris, fut nomme a Beauvais, il fit son demenagement, oublia aussi completement les deux couples musiciens que le theatre de Doncieres et le petit restaurant d'ou il faisait souvent venir son dejeuner, et a leur grande indignation ni le lieutenant-colonel, ni le medecin-chef, qui avaient si souvent dine chez lui, ne recurent plus, de toute leur vie, de ses nouvelles. Un matin, Saint-Loup m'avoua, qu'il avait ecrit a ma grand'mere pour lui donner de mes nouvelles et lui suggerer l'idee, puisque un service telephonique fonctionnait entre Doncieres et Paris, de causer avec moi. Bref, le meme jour, elle devait me faire appeler a l'appareil et il me conseilla d'etre vers quatre heures moins un quart a la poste. Le telephone n'etait pas encore a cette epoque d'un usage aussi courant qu'aujourd'hui. Et pourtant l'habitude met si peu de temps a depouiller de leur mystere les forces sacrees avec lesquelles nous sommes en contact que, n'ayant pas eu ma communication immediatement, la seule pensee que j'eus ce fut que c'etait bien long, bien incommode, et presque l'intention d'adresser une plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide a mon gre, dans ses brusques changements, l'admirable feerie a laquelle quelques instants suffisent pour qu'apparaisse pres de nous, invisible mais present, l'etre a qui nous voulions parler, et qui restant a sa table, dans la ville qu'il habite (pour ma grand'mere c'etait Paris), sous un ciel different du notre, par un temps qui n'est pas forcement le meme, au milieu de circonstances et de preoccupations que nous ignorons et que cet etre va nous dire, se trouve tout a coup transporte a des centaines de lieues (lui et toute l'ambiance ou il reste plonge) pres de notre oreille, au moment ou notre caprice l'a ordonne. Et nous sommes comme le personnage du conte a qui une magicienne, sur le souhait qu'il en exprime, fait apparaitre dans une clarte surnaturelle sa grand'mere ou sa fiancee, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout pres du spectateur et pourtant tres loin, a l'endroit meme ou elle se trouve reellement. Nous n'avons, pour que ce miracle s'accomplisse, qu'a approcher nos levres de la planchette magique et a appeler--quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien--les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaitre le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les tenebres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent a notre cote, sans qu'il soit permis de les apercevoir: les Danaides de l'invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence a une amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement: "J'ecoute"; les servantes toujours irritees du Mystere, les ombrageuses pretresses de l'Invisible, les Demoiselles du telephone! Et aussitot que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit leger--un bruit abstrait--celui de la distance supprimee--et la voix de l'etre cher s'adresse a nous. C'est lui, c'est sa voix qui nous parle, qui est la. Mais comme elle est loin! Que de fois je n'ai pu l'ecouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilite de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix etait si pres de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de decevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux, et a quelle distance nous pouvons etre des personnes aimees au moment ou il semble que nous n'aurions qu'a etendre la main pour les retenir. Presence reelle que cette voix si proche--dans la separation effective! Mais anticipation aussi d'une separation eternelle! Bien souvent, ecoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semble que cette voix clamait des profondeurs d'ou l'on ne remonte pas, et j'ai connu l'anxiete qui allait m'etreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule et ne tenant plus a un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer a mon oreille des paroles que j'aurais voulu embrasser au passage sur des levres a jamais en poussiere. Ce jour-la, helas, a Doncieres, le miracle n'eut pas lieu. Quand j'arrivai au bureau de poste, ma grand'mere m'avait deja demande; j'entrai dans la cabine, la ligne etait prise, quelqu'un causait qui ne savait pas sans doute qu'il n'y avait personne pour lui repondre car, quand j'amenai a moi le recepteur, ce morceau de bois se mit a parler comme Polichinelle; je le fis taire, ainsi qu'au guignol, en le remettant a sa place, mais, comme Polichinelle, des que je le ramenais pres de moi, il recommencait son bavardage. Je finis, en desespoir de cause, en raccrochant definitivement le recepteur, par etouffer les convulsions de ce troncon sonore qui jacassa jusqu'a la derniere seconde et j'allai chercher l'employe qui me dit d'attendre un instant; puis je parlai, et apres quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis cette voix que je croyais a tort connaitre si bien, car jusque-la, chaque fois que ma grand'mere avait cause avec moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage ou les yeux tenaient beaucoup de place; mais sa voix elle-meme, je l'ecoutais aujourd'hui pour la premiere fois. Et parce que cette voix m'apparaissait changee dans ses proportions des l'instant qu'elle etait un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans l'accompagnement des traits de la figure, je decouvris combien cette voix etait douce; peut-etre d'ailleurs ne l'avait-elle jamais ete a ce point, car ma grand'mere, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner a l'effusion d'une tendresse que, par "principes" d'educatrice, elle contenait et cachait d'habitude. Elle etait douce, mais aussi comme elle etait triste, d'abord a cause de sa douceur meme presque decantee, plus que peu de voix humaines ont jamais du l'etre, de toute durete, de tout element de resistance aux autres, de tout egoisme; fragile a force de delicatesse, elle semblait a tout moment prete a se briser, a expirer en un pur flot de larmes, puis l'ayant seule pres de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la premiere fois, les chagrins qui l'avaient felee au cours de la vie. Etait-ce d'ailleurs uniquement la voix qui, parce qu'elle etait seule, me donnait cette impression nouvelle qui me dechirait? Non pas; mais plutot que cet isolement de la voix etait comme un symbole, une evocation, un effet direct d'un autre isolement, celui de ma grand'mere, pour la premiere fois separee de moi. Les commandements ou defenses qu'elle m'adressait a tout moment dans l'ordinaire de la vie, l'ennui de l'obeissance ou la fievre de la rebellion qui neutralisaient la tendresse que j'avais pour elle, etaient supprimes en ce moment et meme pouvaient l'etre pour l'avenir (puisque ma grand'mere n'exigeait plus de m'avoir pres d'elle sous sa loi, etait en train de me dire son espoir que je resterais tout a fait a Doncieres, ou en tout cas que j'y prolongerais mon sejour le plus longtemps possible, ma sante et mon travail pouvant s'en bien trouver); aussi, ce que j'avais sous cette petite cloche approchee de mon oreille, c'etait, debarrassee des pressions opposees qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et des lors irresistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grand'mere, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette liberte qu'elle me laissait desormais, et a laquelle je n'avais jamais entrevu qu'elle put consentir, me parut tout d'un coup aussi triste que pourrait etre ma liberte apres sa mort (quand je l'aimerais encore et qu'elle aurait a jamais renonce a moi). Je criais: "Grand'mere, grand'mere", et j'aurais voulu l'embrasser; mais je n'avais pres de moi que cette voix, fantome aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-etre, me visiter quand ma grand'mere serait morte. "Parle-moi"; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d'un coup de percevoir cette voix. Ma grand'mere ne m'entendait plus, elle n'etait plus en communication avec moi, nous avions cesse d'etre en face l'un de l'autre, d'etre l'un pour l'autre audibles, je continuais a l'interpeller en tatonnant dans la nuit, sentant que des appels d'elle aussi devaient s'egarer. Je palpitais de la meme angoisse que, bien loin dans le passe, j'avais eprouvee autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l'avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu'elle me cherchait, de sentir qu'elle se disait que je la cherchais; angoisse assez semblable a celle que j'eprouverais le jour ou on parle a ceux qui ne peuvent plus repondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu'on ne leur a pas dit, et l'assurance qu'on ne souffre pas. Il me semblait que c'etait deja une ombre cherie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l'appareil, je continuais a repeter en vain: "Grand'mere, grand'mere", comme Orphee, reste seul, repete le nom de la morte. Je me decidais a quitter la poste, a aller retrouver Robert a son restaurant pour lui dire que, allant peut-etre recevoir une depeche qui m'obligerait a revenir, je voudrais savoir a tout hasard l'horaire des trains. Et pourtant, avant de prendre cette resolution, j'aurais voulu une derniere fois invoquer les Filles de la Nuit, les Messageres de la parole, les Divinites sans visage; mais les capricieuses Gardiennes n'avaient plus voulu ouvrir les portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le venerable inventeur de l'imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur (lequel etait neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et Wagram laisserent leurs supplications sans reponse et je partis, sentant que l'Invisible sollicite resterait sourd. En arrivant aupres de Robert et de ses amis, je ne leur avouai pas que mon coeur n'etait plus avec eux, que mon depart etait deja irrevocablement decide. Saint-Loup parut me croire, mais j'ai su depuis qu'il avait, des la premiere minute, compris que mon incertitude etait simulee, et que le lendemain il ne me retrouverait pas. Tandis que, laissant les plats refroidir aupres d'eux, ses amis cherchaient avec lui dans l'indicateur le train que je pourrais prendre pour rentrer a Paris, et qu'on entendait dans la nuit etoilee et froide les sifflements des locomotives, je n'eprouvais certes plus la meme paix que m'avaient donnee ici tant de soirs l'amitie des uns, le passage lointain des autres. Ils ne manquaient pas pourtant, ce soir, sous une autre forme a ce meme office. Mon depart m'accabla moins quand je ne fus plus oblige d'y penser seul, quand je sentis employer a ce qui s'effectuait l'activite plus normale et plus saine de mes energiques amis, les camarades de Robert, et de ces autres etres forts, les trains dont l'allee et venue, matin et soir, de Doncieres a Paris, emiettait retrospectivement ce qu'avait de trop compact et insoutenable mon long isolement d'avec ma grand'mere, en des possibilites quotidiennes de retour. --Je ne doute pas de la verite de tes paroles et que tu ne comptes pas partir encore, me dit en riant Saint-Loup, mais fais comme si tu partais et viens me dire adieu demain matin de bonne heure, sans cela je cours le risque de ne pas te revoir; je dejeune justement en ville, le capitaine m'a donne l'autorisation; il faut que je sois rentre a deux heures au quartier car on va en marche toute la journee. Sans doute, le seigneur chez qui je dejeune, a trois kilometres d'ici, me ramenera a temps pour etre au quartier a deux heures. A peine disait-il ces mots qu'on vint me chercher de mon hotel; on m'avait demande de la poste au telephone. J'y courus car elle allait fermer. Le mot interurbain revenait sans cesse dans les reponses que me donnaient les employes. J'etais au comble de l'anxiete car c'etait ma grand'mere qui me demandait. Le bureau allait fermer. Enfin j'eus la communication. "C'est toi, grand'mere?" Une voix de femme avec un fort accent anglais me repondit: "Oui, mais je ne reconnais pas votre voix." Je ne reconnaissais pas davantage la voix qui me parlait, puis ma grand'mere ne me disait pas "vous". Enfin tout s'expliqua. Le jeune homme que sa grand'mere avait fait demander au telephone portait un nom presque identique au mien et habitait une annexe de l'hotel. M'interpellant le jour meme ou j'avais voulu telephoner a ma grand'mere, je n'avais pas doute un seul instant que ce fut elle qui me demandat. Or c'etait par une simple coincidence que la poste et l'hotel venaient de faire une double erreur. Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup deja parti pour dejeuner dans ce chateau voisin. Vers une heure et demie, je me preparais a aller a tout hasard au quartier pour y etre des son arrivee, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction meme ou j'allais, un tilbury qui, en passant pres de moi, m'obligea a me garer; un sous-officier le conduisait le monocle a l'oeil, c'etait Saint-Loup. A cote de lui etait l'ami chez qui il avait dejeune et que j'avais deja rencontre une fois a l'hotel ou Robert dinait. Je n'osais pas appeler Robert comme il n'etait pas seul, mais voulant qu'il s'arretat pour me prendre avec lui, j'attirai son attention par un grand salut qui etait cense motive par la presence d'un inconnu. Je savais Robert myope, j'aurais pourtant cru que, si seulement il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaitre; or, il vit bien le salut et le rendit, mais sans s'arreter; et, s'eloignant a toute vitesse, sans un sourire, sans qu'un muscle de sa physionomie bougeat, il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levee au bord de son kepi, comme il eut repondu a un soldat qu'il n'eut pas connu. Je courus jusqu'au quartier, mais c'etait encore loin; quand j'arrivai, le regiment se formait dans la cour ou on ne me laissa pas rester, et j'etais desole de n'avoir pu dire adieu a Saint-Loup; je montai a sa chambre, il n'y etait plus; je pus m'informer de lui a un groupe de soldats malades, des recrues dispensees de marche, le jeune bachelier, un ancien, qui regardaient le regiment se former. --Vous n'avez pas vu le marechal des logis Saint-Loup? demandai-je. --Monsieur, il est deja descendu, dit l'ancien. --Je ne l'ai pas vu, dit le bachelier. --Tu ne l'as pas vu, dit l'ancien, sans plus s'occuper de moi, tu n'as pas vu notre fameux Saint-Loup, ce qu'il degotte avec son nouveau phalzard! Quand le capiston va voir ca, du drap d'officier! --Ah! tu en as des bonnes, du drap d'officier, dit le jeune bachelier qui, malade a la chambre, n'allait pas en marche et s'essayait non sans une certaine inquietude a etre hardi avec les anciens. Ce drap d'officier, c'est du drap comme ca. --Monsieur? demanda avec colere l'"ancien" qui avait parle du phalzard. Il etait indigne que le jeune bachelier mit en doute que ce phalzard fut en drap d'officier, mais, Breton, ne dans un village qui s'appelle Penguern-Stereden, ayant appris le francais aussi difficilement que s'il eut ete Anglais ou Allemand, quand il se sentait possede par une emotion, il disait deux ou trois fois "monsieur" pour se donner le temps de trouver ses paroles, puis apres cette preparation il se livrait a son eloquence, se contentant de repeter quelques mots qu'il connaissait mieux que les autres, mais sans hate, en prenant ses precautions contre son manque d'habitude de la prononciation. --Ah! c'est du drap comme ca? reprit-il, avec une colere dont s'accroissaient progressivement l'intensite et la lenteur de son debit. Ah! c'est du drap comme ca? quand je te dis que c'est du drap d'officier, quand je-te-le-dis, puisque je-te-le-dis, c'est que je le sais, je pense. --Ah! alors, dit le jeune bachelier vaincu par cette argumentation. C'est pas a nous qu'il faut faire des boniments a la noix de coco. --Tiens, v'la justement le capiston qui passe. Non, mais regarde un peu Saint-Loup; c'est ce coup de lancer la jambe; et puis sa tete. Dirait-on un sous-off? Et le monocle; ah! il va un peu partout. Je demandai a ces soldats que ma presence ne troublait pas a regarder aussi par la fenetre. Ils ne m'en empecherent pas, ni ne se derangerent. Je vis le capitaine de Borodino passer majestueusement en faisant trotter son cheval, et semblant avoir l'illusion qu'il se trouvait a la bataille d'Austerlitz. Quelques passants etaient assembles devant la grille du quartier pour voir le regiment sortir. Droit sur son cheval, le visage un peu gras, les joues d'une plenitude imperiale, l'oeil lucide, le Prince devait etre le jouet de quelque hallucination comme je l'etais moi-meme chaque fois qu'apres le passage du tramway le silence qui suivait son roulement me semblait parcouru et strie par une vague palpitation musicale. J'etais desole de ne pas avoir dit adieu a Saint-Loup, mais je partis tout de meme, car mon seul souci etait de retourner aupres de ma grand'mere: jusqu'a ce jour, dans cette petite ville, quand je pensais a ce que ma grand-mere faisait seule, je me la representais telle qu'elle etait avec moi, mais en me supprimant, sans tenir compte des effets sur elle de cette suppression; maintenant, j'avais a me delivrer au plus vite, dans ses bras, du fantome, insoupconne jusqu'alors et soudain evoque par sa voix, d'une grand'mere reellement separee de moi, resignee, ayant, ce que je ne lui avais encore jamais connu, un age, et qui venait de recevoir une lettre de moi dans l'appartement vide ou j'avais deja imagine maman quand j'etais parti pour Balbec. Helas, ce fantome-la, ce fut lui que j'apercus quand, entre au salon sans que ma grand'mere fut avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J'etais la, ou plutot je n'etais pas encore la puisqu'elle ne le savait pas, et, comme une femme qu'on surprend en trahi de faire un ouvrage qu'elle cachera si on entre, elle etait livree a des pensees qu'elle n'avait jamais montrees devant moi. De moi--par ce privilege qui ne dure pas et ou nous avons, pendant le court instant du retour, la faculte d'assister brusquement a notre propre absence--il n'y avait la que le temoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'etranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliche des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mecaniquement, se fit a ce moment dans mes yeux quand j'apercus ma grand'mere, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les etres cheris que dans le systeme anime, le mouvement perpetuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous presente leur visage arriver jusqu'a nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l'idee que nous nous faisons d'eux depuis toujours, les fait adherer a elle, coincider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grand'mere, je leur faisais signifier ce qu'il y avait de plus delicat et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard habituel est une necromancie et chaque visage qu'on aime le miroir du passe, comment n'en eusse-je pas omis ce qui en elle avait pu s'alourdir et changer, alors que, meme dans les spectacles les plus indifferents de la vie, notre oeil, charge de pensee, neglige, comme ferait une tragedie classique, toutes les images qui ne concourent pas a l'action et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but? Mais qu'au lieu de notre oeil ce soit un objectif purement materiel, une plaque photographique, qui ait regarde, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l'Institut, au lieu de la sortie d'un academicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses precautions pour ne pas tomber en arriere, la parabole de sa chute, comme s'il etait ivre ou que le sol fut couvert de verglas. Il en est de meme quand quelque cruelle ruse du hasard empeche notre intelligente et pieuse tendresse d'accourir a temps pour cacher a nos regards ce qu'ils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancee par eux qui, arrives les premiers sur place et laisses a eux-memes, fonctionnent mecaniquement a la facon de pellicules, et nous montrent, au lieu de l'etre aime qui n'existe plus depuis longtemps mais dont elle n'avait jamais voulu que la mort nous fut revelee, l'etre nouveau que cent fois par jour elle revetait d'une chere et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui ne s'etait pas regarde depuis longtemps, et composant a tout moment le visage qu'il ne voit pas d'apres l'image ideale qu'il porte de soi-meme dans sa pensee, recule en apercevant dans une glace, au milieu d'une figure aride et deserte, l'exhaussement oblique et rose d'un nez gigantesque comme une pyramide d'Egypte, moi pour qui ma grand'mere c'etait encore moi-meme, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon ame, toujours a la meme place du passe, a travers la transparence des souvenirs contigus et superposes, tout d'un coup, dans notre salon qui faisait partie d'un monde nouveau, celui du temps, celui ou vivent les etrangers dont on dit "il vieillit bien", pour la premiere fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j'apercus sur le canape, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, revassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablee que je ne connaissais pas. A ma demande d'aller voir les Elstirs de Mme de Guermantes, Saint-Loup m'avait dit: "Je reponds pour elle." Et malheureusement, en effet, pour elle ce n'etait que lui qui avait repondu. Nous repondons aisement des autres quand, disposant dans notre pensee les petites images qui les figurent, nous faisons manoeuvrer celles-ci a notre guise. Sans doute meme a ce moment-la nous tenons compte des difficultes provenant de la nature de chacun, differente de la notre, et nous ne manquons pas d'avoir recours a tel ou tel moyen d'action puissant sur elle, interet, persuasion, emoi, qui neutralisera des penchants contraires. Mais ces differences d'avec notre nature, c'est encore notre nature qui les imagine; ces difficultes, c'est nous qui les levons; ces mobiles efficaces, c'est nous qui les dosons. Et quand les mouvements que dans notre esprit nous avons fait repeter a l'autre personne, et qui la font agir a notre gre, nous voulons les lui faire executer dans la vie, tout change, nous nous heurtons a des resistances imprevues qui peuvent etre invincibles. L'une des plus fortes est sans doute celle que peut developper en une femme qui n'aime pas, le degout que lui inspire, insurmontable et fetide, l'homme qui l'aime: pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir a Paris, sa tante, a qui je ne doutai pas qu'il eut ecrit pour la supplier de le faire, ne me demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d'Elstir. Je recus des marques de froideur de la part d'une autre personne de la maison. Ce fut de Jupien. Trouvait-il que j'aurais du entrer lui dire bonjour, a mon retour de Doncieres, avant meme de monter chez moi? Ma mere me dit que non, qu'il ne fallait pas s'etonner. Francoise lui avait dit qu'il etait ainsi, sujet a de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps. Cependant l'hiver finissait. Un matin, apres quelques semaines de giboulees et de tempetes, j'entendis dans ma cheminee--au lieu du vent informe, elastique et sombre qui me secouait de l'envie d'aller au bord de la mer--le roucoulement des pigeons qui nichaient dans la muraille: irise, imprevu comme une premiere jacinthe dechirant doucement son coeur nourricier pour qu'en jaillit, mauve et satinee, sa fleur sonore, faisant entrer comme une fenetre ouverte, dans ma chambre encore fermee et noire, la tiedeur, l'eblouissement, la fatigue d'un premier beau jour. Ce matin-la, je me surpris a fredonner un air de cafe-concert que j'avais oublie depuis l'annee ou j'avais du aller a Florence et a Venise. Tant l'atmosphere, selon le hasard des jours, agit profondement sur notre organisme et tire des reserves obscures ou nous les avions oubliees les melodies inscrites que n'a pas dechiffrees notre memoire. Un reveur plus conscient accompagna bientot ce musicien que j'ecoutais en moi, sans meme avoir reconnu tout de suite ce qu'il jouait. Je sentais bien que les raisons n'etaient pas particulieres a Balbec pour lesquelles, quand j'y etais arrive, je n'avais plus trouve a son eglise le charme qu'elle avait pour moi avant que je la connusse; qu'a Florence, a Parme ou a Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se substituer a mes yeux pour regarder. Je le sentais. De meme, un soir du Ier janvier, a la tombee de la nuit, devant une colonne d'affiches, j'avais decouvert l'illusion qu'il y a a croire que certains jours de fete different essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas empecher que le souvenir du temps pendant lequel j'avais cru passer a Florence la semaine sainte ne continuat a faire d'elle comme l'atmosphere de la cite des Fleurs, a donner a la fois au jour de Paques quelque chose de florentin, et a Florence quelque chose de pascal. La semaine de Paques etait encore loin; mais dans la rangee des jours qui s'etendait devant moi, les jours saints se detachaient plus clairs au bout des jours mitoyens. Touches d'un rayon comme certaines maisons d'un village qu'on apercoit au loin dans un effet d'ombre et de lumiere, ils retenaient sur eux tout le soleil. Le temps etait devenu plus doux. Et mes parents eux-memes, en me conseillant de me promener, me fournissaient un pretexte a continuer mes sorties du matin. J'avais voulu les cesser parce que j'y rencontrais Mme de Guermantes. Mais c'est a cause de cela meme que je pensais tout le temps a ces sorties, ce qui me faisait trouver a chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n'avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et me persuadait aisement que, n'eut-elle pas existe, je n'en eusse pas moins manque de me promener a cette meme heure. Helas! si pour moi rencontrer toute autre personne qu'elle eut ete indifferent, je sentais que, pour elle, rencontrer n'importe qui excepte moi eut ete supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et qu'elle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les arretait quelquefois car il y a des moments ou on a besoin de sortir de soi, d'accepter l'hospitalite de l'ame des autres, a condition que cette ame, si modeste et laide soit-elle, soit une ame etrangere, tandis que dans mon coeur elle sentait avec exasperation que ce qu'elle eut retrouve, c'etait elle. Aussi, meme quand j'avais pour prendre le meme chemin une autre raison que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment ou elle passait; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient avoir d'excessif, je repondais a peine a son salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni reussir qu'a l'irriter davantage et a faire qu'elle commenca en plus a me trouver insolent et mal eleve. Elle avait maintenant des robes plus legeres, ou du moins plus claires, et descendait la rue ou deja, comme si c'etait le printemps, devant les etroites boutiques intercalees entre les vastes facades des vieux hotels aristocratiques, a l'auvent de la marchande de beurre, de fruits, de legumes, des stores etaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, etait, de l'avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l'art d'accomplir ces mouvements et d'en faire quelque chose de delicieux. Cependant elle s'avancait ignorante de cette reputation eparse; son corps etroit, refractaire et qui n'en avait rien absorbe etait obliquement cambre sous une echarpe de surah violet; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m'avaient peut-etre apercu; elle mordait le coin de sa levre; je la voyais redresser son manchon, faire l'aumone a un pauvre, acheter un bouquet de violettes a une marchande, avec la meme curiosite que j'aurais eue a regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivee a ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s'ajoutait parfois un mince sourire, c'etait comme si elle eut execute pour moi, en y ajoutant une dedicace, un lavis qui etait un chef-d'oeuvre. Chacune de ses robes m'apparaissait comme une ambiance naturelle, necessaire, comme la projection d'un aspect particulier de son ame. Un de ces matins de careme ou elle allait dejeuner en ville, je la rencontrai dans une robe d'un velours rouge clair, laquelle etait legerement echancree au cou. Le visage de Mme de Guermantes paraissait reveur sous ses cheveux blonds. J'etais moins triste que d'habitude parce que la melancolie de son expression, l'espece de claustration que la violence de la couleur mettait autour d'elle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait la materialisation autour d'elle des rayons ecarlates d'un coeur que je ne lui connaissais pas et que j'aurais peut-etre pu consoler; refugiee dans la lumiere mystique de l'etoffe aux flots adoucis elle me faisait penser a quelque sainte des premiers ages chretiens. Alors j'avais honte d'affliger par ma vue cette martyre. "Mais apres tout la rue est a tout le monde." "La rue est a tout le monde", reprenais-je en donnant a ces mots un sens different et en admirant qu'en effet dans la rue populeuse souvent mouillee de pluie, et qui devenait precieuse comme est parfois la rue dans les vieilles cites de l'Italie, la duchesse de Guermantes melat a la vie publique des moments de sa vie secrete, se montrant ainsi a chacun, mysterieuse, coudoyee de tous, avec la splendide gratuite des grands chefs-d'oeuvre. Comme je sortais le matin apres etre reste eveille toute la nuit, l'apres-midi, mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n'y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de reflexion, mais l'habitude y est tres utile et meme l'absence de la reflexion. Or, a ces heures-la, les deux me faisaient defaut. Avant de m'endormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, meme endormi, il me restait un peu de pensee. Ce n'etait qu'une lueur dans la presque obscurite, mais elle suffisait pour faire se refleter dans mon sommeil, d'abord l'idee que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, l'idee que c'etait en dormant que j'avais eu l'idee que je ne dormais pas, puis, par une refraction nouvelle, mon eveil ... a un nouveau somme ou je voulais raconter a des amis qui etaient entres dans ma chambre que, tout a l'heure en dormant, j'avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres etaient a peine distinctes; il eut fallu une grande et bien vaine delicatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, a Venise, bien apres le coucher du soleil, quand il semble qu'il fasse tout a fait nuit, j'ai vu, grace a l'echo invisible pourtant d'une derniere note de lumiere indefiniment tenue sur les canaux comme par l'effet de quelque pedale optique, les reflets des palais deroules comme a tout jamais en velours plus noir sur le gris crepusculaire des eaux. Un de mes reves etait la synthese de ce que mon imagination avait souvent cherche a se representer, pendant la veille, d'un certain paysage marin et de son passe medieval. Dans mon sommeil je voyais une cite gothique au milieu d'une mer aux flots immobilises comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville; l'eau verte s'etendait a mes pieds; elle baignait sur la rive opposee une eglise orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siecle, si bien qu'aller vers elles, c'eut ete remonter le cours des ages. Ce reve ou la nature avait appris l'art, ou la mer etait devenue gothique, ce reve ou je desirais, ou je croyais aborder a l'impossible, il me semblait l'avoir deja fait souvent. Mais comme c'est le propre de ce qu'on imagine en dormant de se multiplier dans le passe, et de paraitre, bien qu'etant nouveau, familier, je crus m'etre trompe. Je m'apercus au contraire que je faisais en effet souvent ce reve. Les amoindrissements memes qui caracterisent le sommeil se refletaient dans le mien, mais d'une facon symbolique: je ne pouvais pas dans l'obscurite distinguer le visage des amis qui etaient la, car on dort les yeux fermes; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en revant, des que je voulais parler a ces amis je sentais le son s'arreter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil; je voulais aller a eux et je ne pouvais pas deplacer mes jambes, car on n'y marche pas non plus; et tout a coup, j'avais honte de paraitre devant eux, car on dort deshabille. Telle, les yeux aveugles, les levres scellees, les jambes liees, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-meme avait l'air de ces grandes figures allegoriques ou Giotto a represente l'Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m'avait donnees. Saint-Loup vint a Paris pour quelques heures seulement. Tout en m'assurant qu'il n'avait pas eu l'occasion de parler de moi a sa cousine: "Elle n'est pas gentille du tout, Oriane, me dit-il, en se trahissant naivement, ce n'est plus mon Oriane d'autrefois, on me l'a changee. Je t'assure qu'elle ne vaut pas la peine que tu t'occupes d'elle. Tu lui fais beaucoup trop d'honneur. Tu ne veux pas que je te presente a ma cousine Poictiers? ajouta-t-il sans se rendre compte que cela ne pourrait me faire aucun plaisir. Voila une jeune femme intelligente et qui te plairait. Elle a epouse mon cousin, le duc de Poictiers, qui est un bon garcon, mais un peu simple pour elle. Je lui ai parle de toi. Elle m'a demande de t'amener. Elle est autrement jolie qu'Oriane et plus jeune. C'est quelqu'un de gentil, tu sais, c'est quelqu'un de bien." C'etaient des expressions nouvellement--d'autant plus ardemment--adoptees par Robert et qui signifiaient qu'on avait une nature delicate: "Je ne te dis pas qu'elle soit dreyfusarde, il faut aussi tenir compte de son milieu, mais enfin elle dit: "S'il etait innocent quelle horreur ce serait qu'il fut a l'ile du Diable." Tu comprends, n'est-ce pas? Et puis enfin c'est une personne qui fait beaucoup pour ses anciennes institutrices, elle a defendu qu'on les fasse monter par l'escalier de service. Je t'assure, c'est quelqu'un de tres bien. Dans le fond Oriane ne l'aime pas parce qu'elle la sent plus intelligente." Quoique absorbee par la pitie que lui inspirait un valet de pied des Guermantes--lequel ne pouvait aller voir sa fiancee meme quand la Duchesse etait sortie car cela eut ete immediatement rapporte par la loge--Francoise fut navree de ne s'etre pas trouvee la au moment de la visite de Saint-Loup, mais c'est qu'elle maintenant en faisait aussi. Elle sortait infailliblement les jours ou j'avais besoin d'elle. C'etait toujours pour aller voir son frere, sa niece, et surtout sa propre fille arrivee depuis peu a Paris. Deja la nature familiale de ces visites que faisait Francoise ajoutait a mon agacement d'etre prive de ses services, car je prevoyais qu'elle parlerait de chacune comme d'une de ces choses dont on ne peut se dispenser, selon les lois enseignees a Saint-Andre-des-Champs. Aussi je n'ecoutais jamais ses excuses sans une mauvaise humeur fort injuste et a laquelle venait mettre le comble la maniere dont Francoise disait non pas: "j'ai ete voir mon frere, j'ai ete voir ma niece", mais: "j'ai ete voir le frere, je suis entree "en courant" donner le bonjour a la niece (ou a ma niece la bouchere)". Quant a sa fille, Francoise eut voulu la voir retourner a Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une elegante, d'abreviatifs, mais vulgaires, elle disait que la semaine qu'elle devrait aller passer a Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement "l'Intran". Elle voulait encore moins aller chez la soeur de Francoise dont la province etait montagneuse, car "les montagnes, disait la fille de Francoise en donnant a "interessant" un sens affreux et nouveau, ce n'est guere interessant". Elle ne pouvait se decider a retourner a Meseglise ou "le monde est si bete", ou, au marche, les commeres, les "petrousses" se decouvriraient un cousinage avec elle et diraient: "Tiens, mais c'est-il pas la fille au defunt Bazireau?" Elle aimerait mieux mourir que de retourner se fixer la-bas, "maintenant qu'elle avait goute a la vie de Paris", et Francoise, traditionaliste, souriait pourtant avec complaisance a l'esprit d'innovation qu'incarnait la nouvelle "Parisienne" quand elle disait: "Eh bien, mere, si tu n'as pas ton jour de sortie, tu n'as qu'a m'envoyer un pneu." Le temps etait redevenu froid. "Sortir? pourquoi? pour prendre la creve", disait Francoise qui aimait mieux rester a la maison pendant la semaine que sa fille, le frere et la bouchere etaient alles passer a Combray. D'ailleurs, derniere sectatrice en qui survecut obscurement la doctrine de ma tante Leonie--sachant la physique,--Francoise ajoutait en parlant de ce temps hors de saison: "C'est le restant de la colere de Dieu!" Mais je ne repondais a ses plaintes que par un sourire plein de langueur, d'autant plus indifferent a ces predictions que, de toutes manieres, il ferait beau pour moi; deja je voyais briller le soleil du matin sur la colline de Fiesole, je me chauffais a ses rayons; leur force m'obligeait a ouvrir et a fermer a demi les paupieres, en souriant, et, comme des veilleuses d'albatre, elles se remplissaient d'une lueur rose. Ce n'etait pas seulement les cloches qui revenaient d'Italie, l'Italie etait venue avec elles. Mes mains fideles ne manqueraient pas de fleurs pour honorer l'anniversaire du voyage que j'avais du faire jadis, car depuis qu'a Paris le temps etait redevenu froid, comme une autre annee au moment de nos preparatifs de depart a la fin du careme, dans l'air liquide et glacial qui les baignait les marronniers, les platanes des boulevards, l'arbre de la cour de notre maison, entr'ouvraient deja leurs feuilles comme dans une coupe d'eau pure les narcisses, les jonquilles, les anemones du Ponte-Vecchio. Mon pere nous avait raconte qu'il savait maintenant par A.J. ou allait M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison. --C'est chez Mme de Villeparisis, il la connait beaucoup, je n'en savais rien. Il parait que c'est une personne delicieuse, une femme superieure. Tu devrais aller la voir, me dit-il. Du reste, j'ai ete tres etonne. Il m'a parle de M. de Guermantes comme d'un homme tout a fait distingue: je l'avais toujours pris pour une brute. Il parait qu'il sait infiniment de choses, qu'il a un gout parfait, il est seulement tres fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation est enorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il parait que l'empereur d'Autriche, l'empereur de Russie le traitent tout a fait en ami. Le pere Noirpois m'a dit que Mme de Villeparisis t'aimait beaucoup et que tu ferais dans son salon la connaissance de gens interessants. Il m'a fait un grand eloge de toi, tu le retrouveras chez elle et il pourrait etre pour toi d'un bon conseil meme si tu dois ecrire. Car je vois que tu ne feras pas autre chose. On peut trouver cela une belle carriere, moi ce n'est pas ce que j'aurais prefere pour toi, mais tu seras bientot un homme, nous ne serons pas toujours aupres de toi, et il ne faut pas que nous t'empechions de suivre ta vocation. Si, au moins, j'avais pu commencer a ecrire! Mais quelles que fussent les conditions dans lesquelles j'abordasse ce projet (de meme, helas! que celui de ne plus prendre d'alcool, de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter), que ce fut avec emportement, avec methode, avec plaisir, en me privant d'une promenade, en l'ajournant et en la reservant comme recompense, en profitant d'une heure de bonne sante, en utilisant l'inaction forcee d'un jour de maladie, ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, c'etait une page blanche, vierge de toute ecriture, ineluctable comme cette carte forcee que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelque facon qu'on eut prealablement brouille le jeu. Je n'etais que l'instrument d'habitudes de ne pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas dormir, qui devaient se realiser coute que coute; si je ne leur resistais pas, si je me contentais du pretexte qu'elles tiraient de la premiere circonstance venue que leur offrait ce jour-la pour les laisser agir a leur guise, je m'en tirais sans trop de dommage, je reposais quelques heures tout de meme, a la fin de la nuit, je lisais un peu, je ne faisais pas trop d'exces; mais si je voulais les contrarier, si je pretendais entrer tot dans mon lit, ne boire que de l'eau, travailler, elles s'irritaient, elles avaient recours aux grands moyens, elles me rendaient tout a fait malade, j'etais oblige de doubler la dose d'alcool, je ne me mettais pas au lit de deux jours, je ne pouvais meme plus lire, et je me promettais une autre fois d'etre plus raisonnable, c'est-a-dire moins sage, comme une victime qui se laisse voler de peur, si elle resiste, d'etre assassinee. Mon pere dans l'intervalle avait rencontre une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc etait un homme remarquable, il faisait plus attention a ses paroles. Justement ils parlerent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. "Il m'a dit que c'etait sa tante; il prononce Viparisi. Il m'a dit qu'elle etait extraordinairement intelligente. Il a meme ajoute qu'elle tenait un _bureau d'esprit_", ajouta mon pere impressionne par le vague de cette expression qu'il avait bien lue une ou deux fois dans des Memoires, mais a laquelle il n'attachait pas un sens precis. Ma mere avait tant de respect pour lui que, le voyant ne pas trouver indifferent que Mme de Villeparisis tint bureau d'esprit, elle jugea que ce fait etait de quelque consequence. Bien que par ma grand'mere elle sut de tout temps ce que valait exactement la marquise, elle s'en fit immediatement une idee plus avantageuse. Ma grand'mere, qui etait un peu souffrante, ne fut pas d'abord favorable a la visite, puis s'en desinteressa. Depuis que nous habitions notre nouvel appartement, Mme de Villeparisis lui avait demande plusieurs fois d'aller la voir. Et toujours ma grand'mere avait repondu qu'elle ne sortait pas en ce moment, dans une de ces lettres que, par une habitude nouvelle et que nous ne comprenions pas, elle ne cachetait plus jamais elle-meme et laissait a Francoise le soin de fermer. Quant a moi, sans bien me representer ce "bureau d'esprit", je n'aurais pas ete tres etonne de trouver la vieille dame de Balbec installee devant un "bureau", ce qui, du reste, arriva. Mon pere aurait bien voulu par surcroit savoir si l'appui de l'Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix a l'Institut ou il comptait se presenter comme membre libre. A vrai dire, tout en n'osant pas douter de l'appui de M. de Norpois, il n'avait pourtant pas de certitude. Il avait cru avoir affaire a de mauvaises langues quand on lui avait dit au ministere que M. de Norpois desirant etre seul a y representer l'Institut, ferait tous les obstacles possibles a une candidature qui, d'ailleurs, le generait particulierement en ce moment ou il en soutenait une autre. Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseille de se presenter et avait suppute ses chances, avait-il ete impressionne de voir que, parmi les collegues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, l'eminent economiste n'avait pas cite M. de Norpois. Mon pere n'osait poser directement la question a l'ancien ambassadeur mais esperait que je reviendrais de chez Mme de Villeparisis avec son election faite. Cette visite etait imminente. La propagande de M. de Norpois, capable en effet d'assurer a mon pere les deux tiers de l'Academie, lui paraissait d'ailleurs d'autant plus probable que l'obligeance de l'Ambassadeur etait proverbiale, les gens qui l'aimaient le moins reconnaissant que personne n'aimait autant que lui a rendre service. Et, d'autre part, au ministere sa protection s'etendait sur mon pere d'une facon beaucoup plus marquee que sur tout autre fonctionnaire. Mon pere fit une autre rencontre mais qui, celle-la, lui causa un etonnement, puis une indignation extremes. Il passa dans la rue pres de Mme Sazerat, dont la pauvrete relative reduisait la vie a Paris a de rares sejours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n'ennuyait mon pere, au point que maman etait obligee une fois par an de lui dire d'une voix douce et suppliante: "Mon ami, il faudrait bien que j'invite une fois Mme Sazerat, elle ne restera pas tard" et meme: "Ecoute, mon ami, je vais te demander un grand sacrifice, va faire une petite visite a Mme Sazerat. Tu sais que je n'aime pas t'ennuyer, mais ce serait si gentil de ta part." Mon pere riait, se fachait un peu, et allait faire cette visite. Malgre donc que Mme Sazerat ne le divertit pas, mon pere, la rencontrant, alla vers elle en se decouvrant, mais, a sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d'un salut glace, force par la politesse envers quelqu'un qui est coupable d'une mauvaise action ou est condamne a vivre desormais dans un hemisphere different. Mon pere etait rentre fache, stupefait. Le lendemain ma mere rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d'un air vague et triste comme a une personne avec qui on a joue dans son enfance, mais avec qui on a cesse depuis lors toutes relations parce qu'elle a mene une vie de debauches, epouse un forcat ou, qui pis est, un homme divorce. Or de tous temps mes parents accordaient et inspiraient a Mme Sazerat l'estime la plus profonde. Mais (ce que ma mere ignorait) Mme Sazerat, seule de son espece a Combray, etait dreyfusarde. Mon pere, ami de M. Meline, etait convaincu de la culpabilite de Dreyfus. Il avait envoye promener avec mauvaise humeur des collegues qui lui avaient demande de signer une liste revisionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j'avais suivi une ligne de conduite differente. Ses opinions etaient connues. On n'etait pas loin de le traiter de nationaliste. Quant a ma grand' mere que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute genereux, chaque fois qu'on lui parlait de l'innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tete dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui etait semblable a celui d'une personne qu'on vient deranger dans des pensees plus serieuses. Ma mere, partagee entre son amour pour mon pere et l'espoir que je fusse intelligent, gardait une indecision qu'elle traduisait par le silence. Enfin mon grand-pere, adorant l'armee (bien que ses obligations de garde national eussent ete le cauchemar de son age mur), ne voyait jamais a Combray un regiment defiler devant la grille sans se decouvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela etait assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait a fond la vie de desinteressement et d'honneur de mon pere et de mon grand-pere, les considerat comme des suppots de l'Injustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation a un crime collectif. Des qu'elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siecles. Ce qui explique qu'a une pareille distance dans le temps et dans l'espace, son salut ait paru imperceptible a mon pere et qu'elle n'eut pas songe a une poignee de main et a des paroles lesquelles n'eussent pu franchir les mondes qui les separaient. Saint-Loup, devant venir a Paris, m'avait promis de me mener chez Mme de Villeparisis ou j'esperais, sans le lui avoir dit, que nous rencontrerions Mme de Guermantes. Il me demanda de dejeuner au restaurant avec sa maitresse que nous conduirions ensuite a une repetition. Nous devions aller la chercher le matin, aux environs de Paris ou elle habitait. J'avais demande a Saint-Loup que le restaurant ou nous dejeunerions (dans la vie des jeunes nobles qui depensent de l'argent le restaurant joue un role aussi important que les caisses d'etoffe dans les contes arabes) fut de preference celui ou Aime m'avait annonce qu'il devait entrer comme maitre d'hotel en attendant la saison de Balbec. C'etait un grand charme pour moi qui revais a tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu'un qui faisait partie plus que de mes souvenirs de Balbec, mais de Balbec meme, qui y allait tous les ans, qui, quand la fatigue ou mes cours me forcaient a rester a Paris, n'en regardait pas moins, pendant les longues fins d'apres-midi de juillet, en attendant que les clients vinssent diner, le soleil descendre et se coucher dans la mer, a travers les panneaux de verre de la grande salle a manger derriere lesquels, a l'heure ou il s'eteignait, les ailes immobiles des vaisseaux lointains et bleuatres avaient l'air de papillons exotiques et nocturnes dans une vitrine. Magnetise lui-meme par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maitre d'hotel devenait a son tour aimant pour moi. J'esperais en causant avec lui etre deja en communication avec Balbec, avoir realise sur place un peu du charme du voyage. Je quittai des le matin la maison, ou je laissai Francoise gemissante parce que le valet de pied fiance n'avait pu encore une fois, la veille au soir, aller voir sa promise. Francoise l'avait trouve en pleurs; il avait failli aller gifler le concierge, mais s'etait contenu, car il tenait a sa place. Avant d'arriver chez Saint-Loup, qui devait m'attendre devant sa porte, je rencontrai Legrandin, que nous avions perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait garde son air jeune et candide. Il s'arreta. --Ah! vous voila, me dit-il, homme chic, et en redingote encore! Voila une livree dont mon independance ne s'accommoderait pas. Il est vrai que vous devez etre un mondain, faire des visites! Pour aller rever comme je le fais devant quelque tombe a demi detruite, ma lavalliere et mon veston ne sont pas deplaces. Vous savez que j'estime la jolie qualite de votre ame; c'est vous dire combien je regrette que vous alliez la renier parmi les Gentils. En etant capable de rester un instant dans l'atmosphere nauseabonde, irrespirable pour moi, des salons, vous rendez contre votre avenir la condamnation, la damnation du Prophete. Je vois cela d'ici, vous frequentez les "coeurs legers", la societe des chateaux; tel est le vice de la bourgeoisie contemporaine. Ah! les aristocrates, la Terreur a ete bien coupable de ne pas leur couper le cou a tous. Ce sont tous de sinistres crapules quand ce ne sont pas tout simplement de sombres idiots. Enfin, mon pauvre enfant, si cela vous amuse! Pendant que vous irez a quelque _five o'clock_, votre vieil ami sera plus heureux que vous, car seul dans un faubourg, il regardera monter dans le ciel violet la lune rose. La verite est que je n'appartiens guere a cette Terre ou je me sens si exile; il faut toute la force de la loi de gravitation pour m'y maintenir et que je ne m'evade pas dans une autre sphere. Je suis d'une autre planete. Adieu, ne prenez pas en mauvaise part la vieille franchise du paysan de la Vivonne qui est aussi reste le paysan du Danube. Pour vous prouver que je fais cas de vous, je vais vous envoyer mon dernier roman. Mais vous n'aimerez pas cela; ce n'est pas assez deliquescent, assez fin de siecle pour vous, c'est trop franc, trop honnete; vous, il vous faut du Bergotte, vous l'avez avoue, du faisande pour les palais blases de jouisseurs raffines. On doit me considerer dans votre groupe comme un vieux troupier; j'ai le tort de mettre du coeur dans ce que j'ecris, cela ne se porte plus; et puis la vie du peuple ce n'est pas assez distingue pour interesser vos snobinettes. Allons, tachez de vous rappeler quelquefois la parole du Christ: "Faites cela et vous vivrez." Adieu, ami. Ce n'est pas de trop mauvaise humeur contre Legrandin que je le quittai. Certains souvenirs sont comme des amis communs, ils savent faire des reconciliations; jete au milieu des champs semes de boutons d'or ou s'entassaient les ruines feodales, le petit pont de bois nous unissait, Legrandin et moi, comme les deux bords de la Vivonne. Ayant quitte Paris ou, malgre le printemps commencant, les arbres des boulevards etaient a peine pourvus de leurs premieres feuilles, quand le train de ceinture nous arreta, Saint-Loup et moi, dans le village de banlieue ou habitait sa maitresse, ce fut un emerveillement de voir chaque jardinet pavoise par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C'etait comme une des fetes singulieres, poetiques, ephemeres et locales qu'on vient de tres loin contempler a epoques fixes, mais celle-la donnee par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si etroitement collees aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n'etaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour de soleil encore si froid, que c'etait de la neige, fondue ailleurs, qui etait encore restee apres les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour, d'une blancheur plus vaste, plus unie, plus eclatante et comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, a la meme date, leur premiere communion. Ces villages des environs de Paris gardent encore a leurs portes des parcs du XVIIe et du XVIIIe siecle, qui furent les "folies" des intendants et des favorites. Un horticulteur avait utilise l'un d'eux situe en contre-bas de la route pour la culture des arbres fruitiers (ou peut-etre conserve simplement le dessin d'un immense verger de ce temps-la). Cultives en quinconces, ces poiriers, plus espaces, moins avances que ceux que j'avais vus, formaient de grands quadrilateres--separes par des murs bas--de fleurs blanches sur chaque cote desquels la lumiere venait se peindre differemment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l'air d'etre celles du Palais du Soleil, tel qu'on aurait pu le retrouver dans quelque Crete; et elles faisaient penser aussi aux chambres d'un reservoir ou de telles parties de la mer que l'homme pour quelque peche ou ostreiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon l'exposition, la lumiere venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printanieres et faire deferler ca et la, etincelant parmi le treillage a claire-voie et rempli d'azur des branches, l'ecume blanchissante d'une fleur ensoleillee et mousseuse. C'etait un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et doree devant laquelle, en guise de mats de cocagne et d'oriflammes, trois grands poiriers etaient, comme pour une fete civique et locale, galamment pavoises de satin blanc. Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son coeur; l'avenir qu'il avait dans l'armee, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui etait pas indifferent certes, mais ne comptait en rien aupres des moindres choses qui concernaient sa maitresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Je ne sais pas s'il se formulait a lui-meme qu'elle etait d'une essence superieure a tout, mais je sais qu'il n'avait de consideration, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il etait capable de souffrir, d'etre heureux, peut-etre de tuer. Il n'y avait vraiment d'interessant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maitresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l'espace etroit de son visage et sous son front privilegie. Si delicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d'un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer a l'entretenir, a la garder. Si on s'etait demande a quel prix il l'estimait, je crois qu'on n'eut jamais pu imaginer un prix assez eleve. S'il ne l'epousait pas c'est parce qu'un instinct pratique lui faisait sentir que, des qu'elle n'aurait plus rien a attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait a sa guise, et qu'il fallait la tenir par l'attente du lendemain. Car il supposait que peut-etre elle ne l'aimait pas. Sans doute, l'affection generale appelee amour devait le forcer--comme elle fait pour tous les hommes--a croire par moments qu'elle l'aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu'elle avait pour lui n'empechait pas qu'elle ne restat avec lui qu'a cause de son argent, et que le jour ou elle n'aurait plus rien a attendre de lui elle s'empresserait (victime des theories de ses amis de la litterature et tout en l'aimant, pensait-il) de le quitter. --Je lui ferai aujourd'hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau qui lui fera plaisir. C'est un collier qu'elle a vu chez Boucheron. C'est un peu cher pour moi en ce moment: trente mille francs. Mais ce pauvre loup, elle n'a pas tant de plaisir dans la vie. Elle va etre joliment contente. Elle m'en avait parle et elle m'avait dit qu'elle connaissait quelqu'un qui le lui donnerait peut-etre. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais je me suis a tout hasard entendu avec Boucheron, qui est le fournisseur de ma famille, pour qu'il me le reserve. Je suis heureux de penser que tu vas la voir; elle n'est pas extraordinaire comme figure, tu sais (je vis bien qu'il pensait tout le contraire et ne disait cela que pour que mon admiration fut plus grande), elle a surtout un jugement merveilleux; devant toi elle n'osera peut-etre pas beaucoup parler, mais je me rejouis d'avance de ce qu'elle me dira ensuite de toi; tu sais, elle dit des choses qu'on peut approfondir indefiniment, elle a vraiment quelque chose de pythique. Pour arriver a la maison qu'elle habitait, nous longions de petits jardins, et je ne pouvais m'empecher de m'arreter, car ils avaient toute une floraison de cerisiers et de poiriers; sans doute vides et inhabites hier encore comme une propriete qu'on n'a pas louee, ils etaient subitement peuples et embellis par ces nouvelles venues arrivees de la veille et dont a travers les grillages on apercevait les belles robes blanches au coin des allees. --Ecoute, puisque je vois que tu veux regarder tout cela, etre poetique, me dit Robert, attends-moi la, mon amie habite tout pres, je vais aller la chercher. En l'attendant je fis quelques pas, je passais devant de modestes jardins. Si je levais la tete, je voyais quelquefois des jeunes filles aux fenetres, mais meme en plein air et a la hauteur d'un petit etage, ca et la, souples et legeres, dans leur fraiche toilette mauve, suspendues dans les feuillages, de jeunes touffes de lilas se laissaient balancer par la brise sans s'occuper du passant qui levait les yeux jusqu'a leur entresol de verdure. Je reconnaissais en elles les pelotons violets disposes a l'entree du parc de M. Swann, passe la petite barriere blanche, dans les chauds apres-midi du printemps, pour une ravissante tapisserie provinciale. Je pris un sentier qui aboutissait a une prairie. Un air froid y soufflait vif comme a Combray, mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eut pu etre au bord de la Vivonne, n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumiere materialisee et palpable, ses fleurs convulsees par la brise, mais lissees et glacees d'argent par les rayons. Tout a coup, Saint-Loup apparut accompagne de sa maitresse et alors, dans cette femme qui etait pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalite mysterieusement enfermee dans un corps comme dans un Tabernacle etait l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaitrait jamais, dont il se demandait perpetuellement ce qu'elle etait en elle-meme, derriere le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus a l'instant "Rachel quand du Seigneur", celle qui, il y a quelques annees--les femmes changent si vite de situation dans ce monde-la, quand elles en changent--disait a la maquerelle: "Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher." Et quand on etait "venu la chercher" en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'apres avoir ferme a clef, par precaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commencait a oter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arretant en route que si le "quelqu'un", n'aimant pas la nudite, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille tres fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'ecouter la respiration et le battement du coeur a travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensees, tout le passe, tous les hommes par qui elle avait pu etre possedee, m'etaient chose si indifferente que, si elle me l'eut contee, je ne l'eusse ecoutee que par politesse et a peine entendue, je sentis que l'inquietude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'etaient appliques jusqu'a faire--de ce qui etait pour moi un jouet mecanique--un objet de souffrances infinies, le prix meme de l'existence. Voyant ces deux elements dissocies (parce que j'avais connu "Rachel quand du Seigneur" dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent etre en elles-memes ou pour d'autres ce que Rachel etait pour moi. L'idee qu'on put avoir une curiosite douloureuse a l'egard de sa vie me stupefiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle a Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifferente du monde. Et combien elles l'eussent peine! Et que n'avait-il pas donne pour les connaitre, sans y reussir! Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derriere un petit morceau de visage comme etait celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels miserables elements materiels et denues de toute valeur pouvait se decomposer ce qui etait le but de tant de reveries, si, au contraire, cela avait ete, connue d'une maniere opposee, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait ete offert pour vingt francs dans la maison de passe, ou c'etait seulement pour moi une femme desireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviees, si on a commence par imaginer en elle un etre inconnu, curieux a connaitre, difficile a saisir, a garder. Sans doute c'etait le meme mince et etroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous etions arrives a lui par les deux routes opposees qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la meme face. Ce visage, avec ses regards, ses sourires, les mouvements de sa bouche, moi je l'avais connu du dehors comme etant celui d'une femme quelconque qui pour vingt francs ferait tout ce que je voudrais. Aussi les regards, les sourires, les mouvements de bouche m'avaient paru seulement significatifs d'actes generaux, sans rien d'individuel, et sous eux je n'aurais pas eu la curiosite de chercher une personne. Mais ce qui m'avait en quelque sorte ete offert au depart, ce visage consentant, c'avait ete pour Robert un point d'arrivee vers lequel il s'etait dirige a travers combien d'espoirs, de doutes, de soupcons, de reves. Il donnait plus d'un million pour avoir, pour que ne fut pas offert a d'autres, ce qui m'avait ete offert comme a chacun pour vingt francs. Pour quel motif, cela, il ne l'avait pas eu a ce prix, peut tenir au hasard d'un instant, d'un instant pendant lequel celle qui semblait prete a se donner se derobe, ayant peut-etre un rendez-vous, quelque raison qui la rende plus difficile ce jour-la. Si elle a affaire a un sentimental, meme si elle ne s'en apercoit pas, et surtout si elle s'en apercoit, un jeu terrible commence. Incapable de surmonter sa deception, de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien qu'un sourire qu'il n'osait plus esperer est paye mille fois ce qu'eussent du l'etre les dernieres faveurs. Il arrive meme parfois dans ce cas, quand on a eu, par un melange de naivete dans le jugement et de lachete devant la souffrance, la folie de faire d'une fille une inaccessible idole, que ces dernieres faveurs, ou meme le premier baiser, on ne l'obtiendra jamais, on n'ose meme plus le demander pour ne pas dementir des assurances de platonique amour. Et c'est une grande souffrance alors de quitter la vie sans avoir jamais su ce que pouvait etre le baiser de la femme qu'on a le plus aimee. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait reussi par chance a les avoir toutes. Certes, s'il avait su maintenant qu'elles avaient ete offertes a tout le monde pour un louis, il eut sans doute terriblement souffert, mais n'eut pas moins donne un million pour les conserver, car tout ce qu'il eut appris n'eut pas pu le faire sortir--car cela est au-dessus des forces de l'homme et ne peut arriver que malgre lui par l'action de quelque grande loi naturelle--de la route dans laquelle il etait et d'ou ce visage ne pouvait lui apparaitre qu'a travers les reves qu'il avait formes, d'ou ces regards, ces sourires, ce mouvement de bouche etaient pour lui la seule revelation d'une personne dont il aurait voulu connaitre la vraie nature et posseder a lui seul les desirs. L'immobilite de ce mince visage, comme celle d'une feuille de papier soumise aux colossales pressions de deux atmospheres, me semblait equilibree par deux infinis qui venaient aboutir a elle sans se rencontrer, car elle les separait. Et en effet, la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du meme cote du mystere. Ce n'etait pas "Rachel quand du Seigneur" qui me semblait peu de chose, c'etait la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l'amour, que je trouvais grandes. Robert vit que j'avais l'air emu. Je detournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d'en face pour qu'il crut que c'etait leur beaute qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la meme facon, elle mettait aussi pres de moi de ces choses qu'on ne voit pas qu'avec ses yeux, mais qu'on sent dans son coeur. Ces arbustes que j'avais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux etrangers, ne m'etais-je pas trompe comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l'anniversaire allait bientot venir, elle vit une forme humaine et "crut que c'etait le jardinier"? Gardiens des souvenirs de l'age d'or, garants de la promesse que la realite n'est pas ce qu'on croit, que la splendeur de la poesie, que l'eclat merveilleux de l'innocence peuvent y resplendir et pourront etre la recompense que nous nous efforcerons de meriter, les grandes creatures blanches merveilleusement penchees au-dessus de l'ombre propice a la sieste, a la peche, a la lecture, n'etait-ce pas plutot des anges? J'echangeais quelques mots avec la maitresse de Saint-Loup. Nous coupames par le village. Les maisons en etaient sordides. Mais a cote des plus miserables, de celles qui avaient un air d'avoir ete brulees par une pluie de salpetre, un mysterieux voyageur, arrete pour un jour dans la cite maudite, un ange resplendissant se tenait debout, etendant largement sur elle l'eblouissante protection de ses ailes d'innocence en fleurs: c'etait un poirier. Saint-Loup fit quelques pas en avant avec moi: --J'aurais aime que nous puissions, toi et moi, attendre ensemble, j'aurais meme ete plus content de dejeuner seul avec toi, et que nous restions seuls jusqu'au moment d'aller chez ma tante. Mais ma pauvre gosse, ca lui fait tant de plaisir, et elle est si gentille pour moi, tu sais, je n'ai pu lui refuser. Du reste, elle te plaira, c'est une litteraire, une vibrante, et puis c'est une chose si gentille de dejeuner avec elle au restaurant, elle est si agreable, si simple, toujours contente de tout. Je crois pourtant que, precisement ce matin-la, et probablement pour la seule fois, Robert s'evada un instant hors de la femme que, tendresse apres tendresse, il avait lentement composee, et apercut tout d'un coup a quelque distance de lui une autre Rachel, un double d'elle, mais absolument different et qui figurait une simple petite grue. Quittant le beau verger, nous allions prendre le train pour rentrer a Paris quand, a la gare, Rachel, marchant a quelques pas de nous, fut reconnue et interpellee par de vulgaires "poules" comme elle etait et qui d'abord, la croyant seule, lui crierent: "Tiens, Rachel, tu montes avec nous? Lucienne et Germaine sont dans le wagon et il y a justement encore de la place; viens, on ira ensemble au skating", et s'appretaient a lui presenter deux "calicots", leurs amants, qui les accompagnaient, quand, devant l'air legerement gene de Rachel, elles leverent curieusement les yeux un peu plus loin, nous apercurent et s'excusant lui dirent adieu en recevant d'elle un adieu aussi, un peu embarrasse mais amical. C'etaient deux pauvres petites poules, avec des collets en fausse loutre, ayant a peu pres l'aspect qu'avait Rachel quand Saint-Loup l'avait rencontree la premiere fois. Il ne les connaissait pas, ni leur nom, et voyant qu'elles avaient l'air tres liees avec son amie, eut l'idee que celle-ci avait peut-etre eu sa place, l'avait peut-etre encore, dans une vie insoupconnee de lui, fort differente de celle qu'il menait avec elle, une vie ou on avait les femmes pour un louis tandis qu'il donnait plus de cent mille francs par an a Rachel. Il ne fit pas qu'entrevoir cette vie, mais aussi au milieu une Rachel tout autre que celle qu'il connaissait, une Rachel pareille a ces deux petites poules, une Rachel a vingt francs. En somme Rachel s'etait un instant dedoublee pour lui, il avait apercu a quelque distance de sa Rachel la Rachel petite poule, la Rachel reelle, a supposer que la Rachel poule fut plus reelle que l'autre. Robert eut peut-etre l'idee alors que cet enfer ou il vivait, avec la perspective et la necessite d'un mariage riche, d'une vente de son nom, pour pouvoir continuer a donner cent mille francs par an a Rachel, il aurait peut-etre pu s'en arracher aisement, et avoir les faveurs de sa maitresse, comme ces calicots celles de leurs grues, pour peu de chose. Mais comment faire? Elle n'avait demerite en rien. Moins comblee, elle serait moins gentille, ne lui dirait plus, ne lui ecrirait plus de ces choses qui le touchaient tant et qu'il citait avec un peu d'ostentation a ses camarades, en prenant soin de faire remarquer combien c'etait gentil d'elle, mais en omettant qu'il l'entretenait fastueusement, meme qu'il lui donnat quoi que ce fut, que ces dedicaces sur une photographie ou cette formule pour terminer une depeche, c'etait la transmutation sous sa forme la plus reduite et la plus precieuse de cent mille francs. S'il se gardait de dire que ces rares gentillesses de Rachel etaient payees par lui, il serait faux--et pourtant ce raisonnement simpliste, on en use absurdement pour tous les amants qui casquent, pour tant de maris--de dire que c'etait par amour-propre, par vanite. Saint-Loup etait assez intelligent pour se rendre compte que tous les plaisirs de la vanite, il les aurait trouves aisement et gratuitement dans le monde, grace a son grand nom, a son joli visage, et que sa liaison avec Rachel, au contraire, etait ce qui l'avait mis un peu hors du monde, faisait qu'il y etait moins cote. Non, cet amour-propre a vouloir paraitre avoir gratuitement les marques apparentes de predilection de celle qu'on aime, c'est simplement un derive de l'amour, le besoin de se representer a soi-meme et aux autres comme aime par ce qu'on aime tant. Rachel se rapprocha de nous, laissant les deux poules monter dans leur compartiment; mais, non moins que la fausse loutre de celles-ci et l'air guinde des calicots, les noms de Lucienne et de Germaine maintinrent un instant la Rachel nouvelle. Un instant il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus, des bonnes fortunes sordides, des apres-midi de plaisirs naifs, promenade ou partie de plaisir, dans ce Paris ou l'ensoleillement des rues depuis le boulevard de Clichy ne lui sembla pas le meme que la clarte solaire ou il se promenait avec sa maitresse, mais devoir etre autre, car l'amour, et la souffrance qui fait un avec lui, ont, comme l'ivresse, le pouvoir de differencier pour nous les choses. Ce fut presque comme un Paris inconnu au milieu de Paris meme qu'il soupconna, sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie etrange, car si avec lui Rachel etait un peu semblable a lui-meme, pourtant c'etait bien une partie de sa vie reelle que Rachel vivait avec lui, meme la partie la plus precieuse a cause des sommes folles qu'il lui donnait, la partie qui la faisait tellement envier des amies et lui permettrait un jour de se retirer a la campagne ou de se lancer dans les grands theatres, apres avoir fait sa pelote. Robert aurait voulu demander a son amie qui etaient Lucienne et Germaine, les choses qu'elles lui eussent dites si elle etait montee dans leur compartiment, a quoi elles eussent ensemble, elle et ses camarades, passe une journee qui eut peut-etre fini comme divertissement supreme, apres les plaisirs du skating, a la taverne de l'Olympia, si lui, Robert, et moi n'avions pas ete presents. Un instant les abords de l'Olympia, qui jusque-la lui avaient paru assommants, exciterent sa curiosite, sa souffrance, et le soleil de ce jour printanier donnant dans la rue Caumartin ou, peut-etre, si elle n'avait pas connu Robert, Rachel fut allee tantot et eut gagne un louis, lui donnerent une vague nostalgie. Mais a quoi bon poser a Rachel des questions, quand il savait d'avance que la reponse serait ou un simple silence ou un mensonge ou quelque chose de tres penible pour lui sans pourtant lui decrire rien? Les employes fermaient les portieres, nous montames vite dans une voiture de premiere, les perles admirables de Rachel rapprirent a Robert qu'elle etait une femme d'un grand prix, il la caressa, la fit rentrer dans son propre coeur ou il la contempla, interiorisee, comme il avait toujours fait jusqu'ici--sauf pendant ce bref instant ou il l'avait vue sur une place Pigalle de peintre impressionniste,--et le train partit. C'etait du reste vrai qu'elle etait une "litteraire". Elle ne s'interrompit de me parler livres, art nouveau, tolstoisme, que pour faire des reproches a Saint-Loup qu'il but trop de vin. --Ah! si tu pouvais vivre un an avec moi on verrait, je te ferais boire de l'eau et tu serais bien mieux. --C'est entendu, partons. --Mais tu sais bien que j'ai beaucoup a travailler (car elle prenait au serieux l'art dramatique). D'ailleurs que dirait ta famille? Et elle se mit a me faire sur sa famille des reproches qui me semblerent du reste fort justes, et auxquels Saint-Loup, tout en desobeissant a Rachel sur l'article du Champagne, adhera entierement. Moi qui craignais tant le vin pour Saint-Loup et sentais la bonne influence de sa maitresse, j'etais tout pret a lui conseiller d'envoyer promener sa famille. Les larmes monterent aux yeux de la jeune femme parce que j'eus l'imprudence de parler de Dreyfus. --Le pauvre martyr, dit-elle en retenant un sanglot, ils le feront mourir la-bas. --Tranquillise-toi, Zezette, il reviendra, il sera acquitte, l'erreur sera reconnue. --Mais avant cela il sera mort! Enfin au moins ses enfants porteront un nom sans tache. Mais penser a ce qu'il doit souffrir, c'est ce qui me tue! Et croyez-vous que la mere de Robert, une femme pieuse, dit qu'il faut qu'il reste a l'ile du Diable, meme s'il est innocent? n'est-ce pas une horreur? --Oui, c'est absolument vrai, elle le dit, affirma Robert. C'est ma mere, je n'ai rien a objecter, mais il est bien certain qu'elle n'a pas la sensibilite de Zezette. En realite, ces dejeuners "choses si gentilles" se passaient toujours fort mal. Car des que Saint-Loup se trouvait avec sa maitresse dans un endroit public, il s'imaginait qu'elle regardait tous les hommes presents, il devenait sombre, elle s'apercevait de sa mauvaise humeur qu'elle s'amusait peut-etre a attiser, mais que, plus probablement, par amour-propre bete, elle ne voulait pas, blessee par son ton, avoir l'air de chercher a desarmer; elle faisait semblant de ne pas detacher ses yeux de tel ou tel homme, et d'ailleurs ce n'etait pas toujours par pur jeu. En effet, que le monsieur qui au theatre ou au cafe se trouvait leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre qu'ils avaient pris, eut quelque chose d'agreable, Robert, aussitot averti par sa jalousie, l'avait remarque avant sa maitresse; il voyait immediatement en lui un de ces etres immondes dont il m'avait parle a Balbec, qui pervertissent et deshonorent les femmes pour s'amuser, il suppliait sa maitresse de detourner de lui ses regards et par la-meme le lui designait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon gout dans ses soupcons, qu'elle finissait meme par cesser de le taquiner pour qu'il se tranquillisat et consentit a aller faire une course pour qu'il lui laissat le temps d'entrer en conversation avec l'inconnu, souvent de prendre rendez-vous, quelquefois meme d'expedier une passade. Je vis bien des notre entree au restaurant que Robert avait l'air soucieux. C'est que Robert avait immediatement remarque, ce qui nous avait echappe a Balbec, que, au milieu de ses camarades vulgaires, Aime, avec un eclat modeste, degageait, bien involontairement, le romanesque qui emane pendant un certain nombre d'annees de cheveux legers et d'un nez grec, grace a quoi il se distinguait au milieu de la foule des autres serviteurs. Ceux-ci, presque tous assez ages, offraient des types extraordinairement laids et accuses de cures hypocrites, de confesseurs papelards, plus souvent d'anciens acteurs comiques dont on ne retrouve plus guere le front en pain de sucre que dans les collections de portraits exposes dans le foyer humblement historique de petits theatres desuets ou ils sont representes jouant des roles de valets de chambre ou de grands pontifes, et dont ce restaurant semblait, grace a un recrutement selectionne et peut-etre a un mode de nomination hereditaire, conserver le type solennel en une sorte de college augural. Malheureusement, Aime nous ayant reconnus, ce fut lui qui vint prendre notre commande, tandis que s'ecoulait vers d'autres tables le cortege des grands pretres d'operette. Aime s'informa de la sante de ma grand'mere, je lui demandai des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Il me les donna avec emotion, car il etait homme de famille. Il avait un air intelligent, energique, mais respectueux. La maitresse de Robert se mit a le regarder avec une etrange attention. Mais les yeux enfonces d'Aime, auxquels une legere myopie donnait une sorte de profondeur dissimulee, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure immobile. Dans l'hotel de province ou il avait servi bien des annees avant de venir a Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatigue maintenant, qu'etait sa figure, et que pendant tant d'annees, comme telle gravure representant le prince Eugene, on avait vu toujours a la meme place, au fond de la salle a manger presque toujours vide, n'avait pas du attirer de regards bien curieux. Il etait donc reste longtemps, sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de son visage, et d'ailleurs peu dispose a la faire remarquer, car il etait d'un temperament froid. Tout au plus quelque Parisienne de passage, s'etant arretee une fois dans la ville, avait leve les yeux sur lui, lui avait peut-etre demande de venir la servir dans sa chambre avant de reprendre le train, et dans le vide translucide, monotone et profond de cette existence de bon mari et de domestique de province, avait enfoui le secret d'un caprice sans lendemain que personne n'y viendrait jamais decouvrir. Pourtant Aime dut s'apercevoir de l'insistance avec laquelle les yeux de la jeune artiste restaient attaches sur lui. En tout cas elle n'echappa pas a Robert sur le visage duquel je voyais s'amasser une rougeur non pas vive comme celle qui l'empourprait s'il avait une brusque emotion, mais faible, emiettee. --Ce maitre d'hotel est tres interessant, Zezette? demanda-t-il a sa maitresse apres avoir renvoye Aime assez brusquement. On dirait que tu veux faire une etude d'apres lui. --Voila que ca commence, j'en etais sure! --Mais qu'est-ce qui commence, mon petit? Si j'ai eu tort, je n'ai rien dit, je veux bien. Mais j'ai tout de meme le droit de te mettre en garde contre ce larbin que je connais de Balbec (sans cela je m'en ficherais pas mal), et qui est une des plus grandes fripouilles que la terre ait jamais portees. Elle parut vouloir obeir a Robert et engagea avec moi une conversation litteraire a laquelle il se mela. Je ne m'ennuyais pas en causant avec elle, car elle connaissait tres bien les oeuvres que j'admirais et etait a peu pres d'accord avec moi dans ses jugements; mais comme j'avais entendu dire par Mme de Villeparisis qu'elle n'avait pas de talent, je n'attachais pas grande importance a cette culture. Elle plaisantait finement de mille choses, et eut ete vraiment agreable si elle n'eut pas affecte d'une facon agacante le jargon des cenacles et des ateliers. Elle l'etendait d'ailleurs a tout, et, par exemple, ayant pris l'habitude de dire d'un tableau s'il etait impressionniste ou d'un opera s'il etait wagnerien: "Ah! c'est _bien_", un jour qu'un jeune homme l'avait embrassee sur l'oreille et que, touche qu'elle simulat un frisson, il faisait le modeste, elle dit: "Si, comme sensation, je trouve que c'est _bien_." Mais surtout ce qui m'etonnait, c'est que les expressions propres a Robert (et qui d'ailleurs etaient peut-etre venues a celui-ci de litterateurs connus par elle), elle les employait devant lui, lui devant elle, comme si c'eut ete un langage necessaire et sans se rendre compte du neant d'une originalite qui est a tous. Elle etait, en mangeant, maladroite de ses mains a un degre qui laissait supposer qu'en jouant la comedie sur la scene elle devait se montrer bien gauche. Elle ne retrouvait de la dexterite que dans l'amour, par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant le corps de l'homme qu'elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir a ce corps pourtant si different du leur. Je cessai de prendre part a la conversation quand on parla theatre, car sur ce chapitre Rachel etait trop malveillante. Elle prit, il est vrai, sur un ton de commiseration--contre Saint-Loup, ce qui prouvait qu'elle l'attaquait souvent devant lui--la defense de la Berma, en disant: "Oh! non, c'est une femme remarquable. Evidemment ce qu'elle fait ne nous touche plus, cela ne correspond plus tout a fait a ce que nous cherchons, mais il faut la placer au moment ou elle est venue, on lui doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis c'est une si brave femme, elle a un si grand coeur, elle n'aime pas naturellement les choses qui nous interessent, mais elle a eu, avec un visage assez emouvant, une jolie qualite d'intelligence." (Les doigts n'accompagnent pas de meme tous les jugements esthetiques. S'il s'agit de peinture, pour montrer que c'est un beau morceau, en pleine pate, on se contente de faire saillir le pouce. Mais la "jolie qualite d'esprit" est plus exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutot deux ongles, comme s'il s'agissait de faire sauter une poussiere.) Mais--cette exception faite--la maitresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus sur un ton d'ironie et de superiorite qui m'irritait, parce que je croyais--faisant erreur en cela--- que c'etait elle qui leur etait inferieure. Elle s'apercut tres bien que je devais la tenir pour une artiste mediocre et avoir au contraire beaucoup de consideration pour ceux qu'elle meprisait. Mais elle ne s'en froissa pas, parce qu'il y a dans le grand talent non reconnu encore, comme etait le sien, si sur qu'il puisse etre de lui-meme, une certaine humilite, et que nous proportionnons les egards que nous exigeons, non a nos dons caches, mais a notre situation acquise. (Je devais, une heure plus tard, voir au theatre la maitresse de Saint-Loup montrer beaucoup de deference envers les memes artistes sur lesquels elle portait un jugement si severe.) Aussi, si peu de doute qu'eut du lui laisser mon silence, n'en insista-t-elle pas moins pour que nous dinions le soir ensemble, assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu que la mienne. Si nous n'etions pas encore au theatre, ou nous devions aller apres le dejeuner, nous avions l'air de nous trouver dans un "foyer" qu'illustraient des portraits anciens de la troupe, tant les maitres d'hotel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute une generation d'artistes hors ligne du Palais-Royal; ils avaient l'air d'academiciens aussi: arrete devant un buffet, l'un examinait des poires avec la figure et la curiosite desinteressee qu'eut pu avoir M. de Jussieu. D'autres, a cote de lui, jetaient sur la salle les regards empreints de curiosite et de froideur que des membres de l'Institut deja arrives jettent sur le public tout en echangeant quelques mots qu'on n'entend pas. C'etaient des figures celebres parmi les habitues. Cependant on s'en montrait un nouveau, au nez ravine, a la levre papelarde, qui avait l'air d'eglise et entrait en fonctions pour la premiere fois, et chacun regardait avec interet le nouvel elu. Mais bientot, peut-etre pour faire partir Robert afin de se trouver seule avec Aime, Rachel se mit a faire de l'oeil a un jeune boursier qui dejeunait a une table voisine avec un ami. --Zezette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela, dit Saint-Loup sur le visage de qui les hesitantes rougeurs de tout a l'heure s'etaient concentrees en une nuee sanglante qui dilatait et foncait les traits distendus de mon ami; si tu dois nous donner en spectacle, j'aime mieux dejeuner de mon cote et aller t'attendre au theatre. A ce moment on vint dire a Aime qu'un monsieur le priait de venir lui parler a la portiere de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu'il ne s'agit d'une commission amoureuse a transmettre a sa maitresse, regarda par la vitre et apercut au fond de son coupe, les mains serrees dans des gants blancs rayes de noir, une fleur a la boutonniere, M. de Charlus. --Tu vois, me dit-il a voix basse, ma famille me fait traquer jusqu'ici. Je t'en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maitre d'hotel, qui va surement nous vendre, demande-lui de ne pas aller a la voiture. Au moins que ce soit un garcon qui ne me connaisse pas. Si on dit a mon oncle qu'on ne me connait pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le cafe, il deteste ces endroits-la. N'est-ce pas tout de meme degoutant qu'un vieux coureur de femmes comme lui, qui n'a pas detele, me donne perpetuellement des lecons et vienne m'espionner! Aime, ayant recu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire qu'il ne pouvait pas se deranger et que, si on demandait le marquis de Saint-Loup, on dise qu'on ne le connaissait pas. La voiture repartit bientot. Mais la maitresse de Saint-Loup, qui n'avait pas entendu nos propos chuchotes a voix basse et avait cru qu'il s'agissait du jeune homme a qui Robert lui reprochait de faire de l'oeil, eclata en injures. --Allons bon! c'est ce jeune homme maintenant? tu fais bien de me prevenir; oh! c'est delicieux de dejeuner dans ces conditions! Ne vous occupez pas de ce qu'il dit, il est un peu pique et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu'il croit que ca fait elegant, que ca fait grand seigneur d'avoir l'air jaloux. Et elle se mit a donner avec ses pieds et avec ses mains des signes d'enervement. --Mais, Zezette, c'est pour moi que c'est desagreable. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va etre persuade que tu lui fais des avances et qui m'a l'air tout ce qu'il y a de pis. --Moi, au contraire, il me plait beaucoup; d'abord il a des yeux ravissants, et qui ont une maniere de regarder les femmes! on sent qu'il doit les aimer. --Tais-toi au moins jusqu'a ce que je sois parti, si tu es folle, s'ecria Robert. Garcon, mes affaires. Je ne savais si je devais le suivre. --Non, j'ai besoin d'etre seul, me dit-il sur le meme ton dont il venait de parler a sa maitresse et comme s'il etait tout fache contre moi. Sa colere etait comme une meme phrase musicale sur laquelle dans un opera se chantent plusieurs repliques, entierement differentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractere, mais qu'elle reunit par un meme sentiment. Quand Robert fut parti, sa maitresse appela Aime et lui demanda differents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais. --Il a un regard amusant, n'est-ce pas? Vous comprenez, ce qui m'amuserait ce serait de savoir ce qu'il peut penser, d'etre souvent servie par lui, de l'emmener en voyage. Mais pas plus que ca. Si on etait oblige d'aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idees. Tout ca, ca se forme dans ma tete, Robert devrait etre bien tranquille. (Elle regardait toujours Aime.) Tenez, regardez les yeux noirs qu'il a, je voudrais savoir ce qu'il y a dessous. Bientot on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier ou, en passant par une autre entree, il etait alle finir de dejeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis a mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maitresse etendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses qu'il lui prodiguait. Ils buvaient du Champagne. "Bonjour, vous!" lui dit-elle, car elle avait appris recemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la tendresse et de l'esprit. J'avais mal dejeune, j'etais mal a l'aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je regrettais de penser que je commencais dans un cabinet de restaurant et finirais dans des coulisses de theatre cette premiere apres-midi de printemps. Apres avoir regarde l'heure pour voir si elle ne se mettrait pas en retard, elle m'offrit du Champagne, me tendit une de ses cigarettes d'Orient et detacha pour moi une rose de son corsage. Je me dis alors: "Je n'ai pas trop a regretter ma journee; ces heures passees aupres de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par elle j'ai, chose gracieuse et qu'on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumee, une coupe de Champagne." Je me le disais parce qu'il me semblait que c'etait douter d'un caractere esthetique, et par la justifier, sauver ces heures d'ennui. Peut-etre aurais-je du penser que le besoin meme que j'eprouvais d'une raison qui me consolat de mon ennui suffisait a prouver que je ne ressentais rien d'esthetique. Quant a Robert et a sa maitresse, ils avaient l'air de ne garder aucun souvenir de la querelle qu'ils avaient eue quelques instants auparavant, ni que j'y eusse assiste. Ils n'y firent aucune allusion, ils ne lui chercherent aucune excuse pas plus qu'au contraste que faisaient avec elle leurs facons de maintenant. A force de boire du Champagne avec eux, je commencai a eprouver un peu de l'ivresse que je ressentais a Rivebelle, probablement pas tout a fait la meme. Non seulement chaque genre d'ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage a celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degre d'ivresse, et qui devrait porter une "cote" differente comme celles qui indiquent les fonds dans la mer, met a nu en nous, exactement a la profondeur ou il se trouve, un homme special. Le cabinet ou se trouvait Saint-Loup etait petit, mais la glace unique qui le decorait etait de telle sorte qu'elle semblait en reflechir une trentaine d'autres, le long, d'une perspective infinie; et l'ampoule electrique placee au sommet du cadre devait le soir, quand elle etait allumee, suivie de la procession d'une trentaine de reflets pareils a elle-meme, donner au buveur meme solitaire l'idee que l'espace autour de lui se multipliait en meme temps que ses sensations exaltees par l'ivresse et qu'enferme seul dans ce petit reduit, il regnait pourtant sur quelque chose de bien plus etendu, en sa courbe indefinie et lumineuse, qu'une allee du "Jardin de Paris". Or, etant alors a ce moment-la ce buveur, tout d'un coup, le cherchant dans la glace, je l'apercus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l'ivresse etait plus forte que le degout; par gaite ou bravade, je lui souris et en meme temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l'empire ephemere et puissant de la minute ou les sensations sont si fortes que je ne sais si ma seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je venais d'apercevoir, c'etait peut-etre son dernier jour et que je ne rencontrerais plus jamais cet etranger dans le cours de ma vie. Robert etait seulement fache que je ne voulusse pas briller davantage aux yeux de sa maitresse. --Voyons, ce monsieur que tu as rencontre ce matin et qui mele le snobisme et l'astronomie, raconte-le-lui, je ne me rappelle pas bien--et il la regardait du coin de l'oeil. --Mais, mon petit, il n'y a rien a dire d'autre que ce que tu viens de dire. --Tu es assommant. Alors raconte les choses de Francoise aux Champs-Elysees, cela lui plaira tant! --Oh oui! Bobbey m'a tant parle de Francoise. Et en prenant Saint-Loup par le menton, elle redit, par manque d'invention, en attirant ce menton vers la lumiere: "Bonjour, vous!" Depuis que les acteurs n'etaient plus exclusivement, pour moi, les depositaires, en leur diction et leur jeu, d'une verite artistique, ils m'interessaient en eux-memes; je m'amusais, croyant avoir devant moi les personnages d'un vieux roman comique, de voir du visage nouveau d'un jeune seigneur qui venait d'entrer dans la salle, l'ingenue ecouter distraitement la declaration que lui faisait le jeune premier dans la piece, tandis que celui-ci, dans le feu roulant de sa tirade amoureuse, n'en dirigeait pas moins une oeillade enflammee vers une vieille dame assise dans une loge voisine, et dont les magnifiques perles l'avaient frappe; et ainsi, surtout grace aux renseignements que Saint-Loup me donnait sur la vie privee des artistes, je voyais une autre piece, muette et expressive, se jouer sous la piece parlee, laquelle d'ailleurs, quoique mediocre, m'interessait; car j'y sentais germer et s'epanouir pour une heure, a la lumiere de la rampe, faites de l'agglutinement sur le visage d'un acteur d'un autre visage de fard et de carton, sur son ame personnelle des paroles d'un role. Ces individualites ephemeres et vivaces que sont les personnages d'une piece seduisante aussi, qu'on aime, qu'on admire, qu'on plaint, qu'on voudrait retrouver encore, une fois qu'on a quitte le theatre, mais qui deja se sont desagregees en un comedien qui n'a plus la condition qu'il avait dans la piece, en un texte qui ne montre plus le visage du comedien, en une poudre coloree qu'efface le mouchoir, qui sont retournees en un mot a des elements qui n'ont plus rien d'elles, a cause de leur dissolution, consommee sitot apres la fin du spectacle, font, comme celle d'un etre aime, douter de la realite du moi et mediter sur le mystere de la mort. Un numero du programme me fut extremement penible. Une jeune femme que detestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un debut sur lequel elle avait fonde toutes ses esperances d'avenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une croupe trop proeminente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop menue, encore affaiblie par l'emotion et qui contrastait avec cette puissante musculature. Rachel avait aposte dans la salle un certain nombre d'amis et d'amies dont le role etait de decontenancer par leurs sarcasmes la debutante, qu'on savait timide, de lui faire perdre la tete de facon qu'elle fit un fiasco complet apres lequel le directeur ne conclurait pas d'engagement. Des les premieres notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutes pour cela, se mirent a se montrer son dos en riant, quelques femmes qui etaient du complot rirent tout haut, chaque note flutee augmentait l'hilarite voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d'elle sur l'assistance des regards desoles, indignes, qui ne firent que redoubler les huees. L'instinct d'imitation, le desir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la partie de jolies actrices qui n'avaient pas ete prevenues, mais qui lancaient aux autres des oeillades de complicite mechante, se tordaient de rire, avec de violents eclats, si bien qu'a la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportat encore cinq, le regisseur fit baisser le rideau. Je m'efforcai de ne pas plus penser a cet incident qu'a la souffrance de ma grand'mere quand mon grand-oncle, pour la taquiner, faisait prendre du cognac a mon grand-pere, l'idee de la mechancete ayant pour moi quelque chose de trop douloureux. Et pourtant, de meme que la pitie pour le malheur n'est peut-etre pas tres exacte, car par l'imagination nous recreons toute une douleur sur laquelle le malheureux oblige de lutter contre elle ne songe pas a s'attendrir, de meme la mechancete n'a probablement pas dans l'ame du mechant cette pure et voluptueuse cruaute qui nous fait si mal a imaginer. La haine l'inspire, la colere lui donne une ardeur, une activite qui n'ont rien de tres joyeux; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le mechant croit que c'est un mechant qu'il fait souffrir. Rachel s'imaginait certainement que l'actrice qu'elle faisait souffrir etait loin d'etre interessante, en tout cas qu'en la faisant huer, elle-meme vengeait le bon gout en se moquant du grotesque et donnait une lecon a une mauvaise camarade. Neanmoins, je preferai ne pas parler de cet incident puisque je n'avais eu ni le courage ni la puissance de l'empecher; il m'eut ete trop penible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler aux satisfactions de la cruaute les sentiments qui animaient les bourreaux de cette debutante. Mais le commencement de cette representation m'interessa encore d'une autre maniere. Il me fit comprendre en partie la nature de l'illusion dont Saint-Loup etait victime a l'egard de Rachel et qui avait mis un abime entre les images que nous avions de sa maitresse, lui et moi, quand nous la voyions ce matin meme sous les poiriers en fleurs. Rachel jouait un role presque de simple figurante, dans la petite piece. Mais vue ainsi, c'etait une autre femme. Rachel avait un de ces visages que l'eloignement--et pas necessairement celui de la salle a la scene, le monde n'etant pour cela qu'un plus grand theatre--dessine et qui, vus de pres, retombent en poussiere. Place a cote d'elle, on ne voyait qu'une nebuleuse, une voie lactee de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d'autre. A une distance convenable, tout cela cessait d'etre visible et, des joues effacees, resorbees, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu'on aurait souhaite etre l'objet de l'attention de Rachel, la revoir autant qu'on voudrait, la posseder aupres de soi, si jamais on ne l'avait vue autrement et de pres. Ce n'etait pas mon cas, mais c'etait celui de Saint-Loup quand il l'avait vue jouer la premiere fois. Alors, il s'etait demande comment l'approcher, comment la connaitre, en lui s'etait ouvert tout un domaine merveilleux--celui ou elle vivait--d'ou emanaient des radiations delicieuses, mais ou il ne pourrait penetrer. Il sortit du theatre se disant qu'il serait fou de lui ecrire, qu'elle ne lui repondrait pas, tout pret a donner sa fortune et son nom pour la creature qui vivait en lui dans un monde tellement superieur a ces realites trop connues, un monde embelli par le desir et le reve, quand du theatre, vieille petite construction qui avait elle-meme l'air d'un decor, il vit, a la sortie des artistes, par une porte deboucher la troupe gaie et gentiment chapeautee des artistes qui avaient joue. Des jeunes gens qui les connaissaient etaient la a les attendre. Le nombre des pions humains etant moins nombreux que celui des combinaisons qu'ils peuvent former, dans une salle ou font defaut toutes les personnes qu'on pouvait connaitre, il s'en trouve une qu'on ne croyait jamais avoir l'occasion de revoir et qui vient si a point que le hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se fut sans doute substitue si nous avions ete non dans ce lieu mais dans un different ou seraient nes d'autres desirs et ou se serait rencontree quelque autre vieille connaissance pour les seconder. Les portes d'or du monde des reves s'etaient refermees sur Rachel avant que Saint-Loup l'eut vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d'importance. Ils lui deplurent cependant, d'autant que, n'etant plus seul, il n'avait plus le meme pouvoir de rever qu'au theatre devant elle. Mais, bien qu'il ne put plus l'apercevoir, elle continuait a regir ses actes comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, meme pendant les heures ou ils ne sont pas visibles a nos yeux. Aussi, le desir de la comedienne aux fins traits qui n'etaient meme pas presents au souvenir de Robert, fit que, sautant sur l'ancien camarade qui par hasard etait la, il se fit presenter a la personne sans traits et aux taches de rousseur, puisque c'etait la meme, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir laquelle des deux cette meme personne etait en realite. Elle etait pressee, elle n'adressa meme pas cette fois-la la parole a Saint-Loup, et ce ne fut qu'apres plusieurs jours qu'il put enfin, obtenant qu'elle quittat ses camarades, revenir avec elle. Il l'aimait deja. Le besoin de reve, le desir d'etre heureux par celle a qui on a reve, font que beaucoup de temps n'est pas necessaire pour qu'on confie toutes ses chances de bonheur a celle qui quelques jours auparavant n'etait qu'une apparition fortuite, inconnue, indifferente, sur les planchers de la scene. Quand, le rideau tombe, nous passames sur le plateau, intimide de m'y promener, je voulus parler avec vivacite a Saint-Loup; de cette facon mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces lieux nouveaux pour moi, serait entierement accaparee par notre conversation et on penserait que j'y etais si absorbe, si distrait, qu'on trouverait naturel que je n'eusse pas les expressions de physionomie que j'aurais du avoir dans un endroit ou, tout a ce que je disais, je savais a peine que je me trouvais; et saisissant, pour aller plus vite, le premier sujet de conversation: --Tu sais, dis-je a Robert, que j'ai ete pour te dire adieu le jour de mon depart, nous n'avons jamais eu l'occasion d'en causer. Je t'ai salue dans la rue. --Ne m'en parle pas, me repondit-il, j'en ai ete desole; nous nous sommes rencontres tout pres du quartier, mais je n'ai pas pu m'arreter parce que j'etais deja tres en retard. Je t'assure que j'etais navre. Ainsi il m'avait reconnu! Je revoyais encore le salut entierement impersonnel qu'il m'avait adresse en levant la main a son kepi, sans un regard denoncant qu'il me connut, sans un geste qui manifestat qu'il regrettait de ne pouvoir s'arreter. Evidemment cette fiction qu'il avait adoptee a ce moment-la, de ne pas me reconnaitre, avait du lui simplifier beaucoup les choses. Mais j'etais stupefait qu'il eut su s'y arreter si rapidement et avant qu'un reflexe eut decele sa premiere impression. J'avais deja remarque a Balbec que, a cote de cette sincerite naive de son visage dont la peau laissait voir par transparence le brusque afflux de certaines emotions, son corps avait ete admirablement dresse par l'education a un certain nombre de dissimulations de bienseance et, comme un parfait comedien, il pouvait dans sa vie de regiment, dans sa vie mondaine, jouer l'un apres l'autre des roles differents. Dans l'un de ses roles il m'aimait profondement, il agissait a mon egard presque comme s'il etait mon frere; mon frere, il l'avait ete, il l'etait redevenu, mais pendant un instant il avait ete un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les renes, le monocle a l'oeil, sans un regard ni un sourire, avait leve la main a la visiere de son kepi pour me rendre correctement le salut militaire! Les decors encore plantes entre lesquels je passais, vus ainsi de pres et depouilles de tout ce que leur ajoutent l'eloignement et l'eclairage que le grand peintre qui les avait brosses avait calcules, etaient miserables, et Rachel, quand je m'approchai d'elle, ne subit pas un moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant etaient restees dans la perspective, entre la salle et la scene, tout comme le relief des decors. Ce n'etait plus elle, je ne la reconnaissais que grace a ses yeux ou son identite s'etait refugiee. La forme, l'eclat de ce jeune astre si brillant tout a l'heure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et qu'elle cessat de nous paraitre de rose et d'or, sur ce visage si uni tout a l'heure je ne distinguais plus que des protuberances, des taches, des fondrieres. Malgre l'incoherence ou se resolvaient de pres, non seulement le visage feminin mais les toiles peintes, j'etais heureux d'etre la, de cheminer parmi les decors, tout ce cadre qu'autrefois mon amour de la nature m'eut fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par Goethe dans _Wilhelm Meister_ avait donne pour moi une certaine beaute; et j'etais deja charme d'apercevoir, au milieu de journalistes ou de gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient comme a la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnees de rouge comme une page d'album de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant legerement, semblait tellement d'une autre espece que les gens raisonnables en veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou son reve extasie, si etranger aux preoccupations de leur vie, si anterieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de la nature, que c'etait quelque chose d'aussi reposant et d'aussi frais que de voir un papillon egare dans une foule, de suivre des yeux, entres les frises, les arabesques naturelles qu'y tracaient ses ebats ailes, capricieux et fardes. Mais au meme instant Saint-Loup s'imagina que sa maitresse faisait attention a ce danseur en train de repasser une derniere fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraitre, et sa figure se rembrunit. --Tu pourrais regarder d'un autre cote, lui dit-il d'un air sombre. Tu sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens a aller apres se vanter que tu as fait attention a eux. Du reste tu entends bien qu'on te dit d'aller dans ta loge t'habiller. Tu vas encore etre en retard. Trois messieurs--trois journalistes--voyant l'air furieux de Saint-Loup, se rapprocherent, amuses, pour entendre ce qu'on disait. Et comme on plantait un decor de l'autre cote nous fumes resserres contre eux. --Oh! mais je le reconnais, c'est mon ami, s'ecria la maitresse de Saint-Loup en regardant le danseur. Voila qui est bien fait, regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa personne! Le danseur tourna la tete vers elle, et sa personne humaine apparaissant sous le sylphe qu'il s'exercait a etre, la gelee droite et grise de ses yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire prolongea des deux cotes sa bouche dans sa face pastellisee de rouge; puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne par complaisance l'air ou nous lui avons dit que nous l'admirions, il se mit a refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-meme avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur d'enfant. --Oh! c'est trop gentil, ce coup de s'imiter soi-meme, s'ecria-t-elle en battant des mains. --Je t'en supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup d'une voix desolee, ne te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu dis un mot de plus, je ne t'accompagne pas a ta loge, et je m'en vais; voyons, ne fais pas la mechante.--Ne reste pas comme cela dans la fumee de cigare, cela va te faire mal, me dit Saint-Loup avec cette sollicitude qu'il avait pour moi depuis Balbec. --Oh! quel bonheur si tu t'en vas. --Je te previens que je ne reviendrai plus. --Je n'ose pas l'esperer. --Ecoute, tu sais, je t'ai promis le collier si tu etais gentille, mais du moment que tu me traites comme cela.... --Ah! voila une chose qui ne m'etonne pas de toi. Tu m'avais fait une promesse, j'aurais bien du penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux faire sonner que tu as de l'argent, mais je ne suis pas interessee comme toi. Je m'en fous de ton collier. J'ai quelqu'un qui me le donnera. --Personne d'autre ne pourra te le donner, car je l'ai retenu chez Boucheron et j'ai sa parole qu'il ne le vendra qu'a moi. --C'est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes precautions d'avance. C'est bien ce qu'on dit: Marsantes, Mater Semita, ca sent la race, repondit Rachel repetant une etymologie qui reposait sur un grossier contresens car Semita signifie "sente" et non "Semite", mais que les nationalistes appliquaient a Saint-Loup a cause des opinions dreyfusardes qu'il devait pourtant a l'actrice. (Elle etait moins bien venue que personne a traiter de Juive Mme de Marsantes a qui les ethnographes de la societe ne pouvaient arriver a trouver de juif que sa parente avec les Levy-Mirepoix.) Mais tout n'est pas fini, sois-en sur. Une parole donnee dans ces conditions n'a aucune valeur. Tu as agi par traitrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera le double, de son collier. Tu auras bientot de mes nouvelles, sois tranquille. Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillees que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus m'empecher de me rappeler ce mot desagreable et pourtant bien innocent qu'il avait eu a Balbec: "De cette facon, j'ai barre sur elle." --Tu as mal compris ce que je t'ai dit pour le collier. Je ne te l'avais pas promis d'une facon formelle. Du moment que tu fais tout ce qu'il faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le donne pas; je ne comprends pas ou tu vois de la traitrise la dedans, ni que je suis interesse. On ne peut pas dire que je fais sonner mon argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui n'a pas le sou. Tu as tort de le prendre comme ca, mon petit. En quoi suis-je interesse? Tu sais bien que mon seul interet, c'est toi. --Oui, oui, tu peux continuer, lui dit-elle ironiquement, en esquissant le geste de quelqu'un qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le danseur: --Ah! vraiment il est epatant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je ne pourrais pas faire ce qu'il fait la. Et se tournant vers lui en lui montrant les traits convulses de Robert: "Regarde, il souffre", lui dit-elle tout bas, dans l'elan momentane d'une cruaute sadique qui n'etait d'ailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments d'affection pour Saint-Loup. --Ecoute, pour le derniere fois, je te jure que tu auras beau faire, tu pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, c'est irrevocable, tu le regretteras un jour, il sera trop tard. Peut-etre etait-il sincere et le tourment de quitter sa maitresse lui semblait-il moins cruel que celui de rester pres d'elle dans certaines conditions. --Mais mon petit, ajouta-t-il en s'adressant a moi, ne reste pas la, je te dis, tu vas te mettre a tousser. Je lui montrai le decor qui m'empechait de me deplacer. Il toucha legerement son chapeau et dit au journaliste: --Monsieur, est-ce que vous voudriez bien jeter votre cigare, la fumee fait mal a mon ami. Sa maitresse, ne l'attendant pas, s'en allait vers sa loge, et se retournant: --Est-ce qu'elles font aussi comme ca avec les femmes, ces petites mains-la? jeta-t-elle au danseur du fond du theatre, avec une voix facticement melodieuse et innocente d'ingenue, tu as l'air d'une femme toi-meme, je crois qu'on pourrait tres bien s'entendre avec toi et une de mes amies. --Il n'est pas defendu de fumer, que je sache; quand on est malade, on n'a qu'a rester chez soi, dit le journaliste. Le danseur sourit mysterieusement a l'artiste. --Oh! tais-toi, tu me rends folle, lui cria-t-elle, on en fera des parties! --En tout cas, monsieur, vous n'etes pas tres aimable, dit Saint-Loup au journaliste, toujours sur un ton poli et doux, avec l'air de constatation de quelqu'un qui vient de juger retrospectivement un incident termine. A ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tete comme s'il avait fait signe a quelqu'un que je ne voyais pas, ou comme un chef d'orchestre, et en effet--sans plus de transition que, sur un simple geste d'archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succedent a un gracieux andante--apres les paroles courtoises qu'il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste. Maintenant qu'aux conversations cadencees des diplomates, aux arts riants de la paix, avait succede l'elan furieux de la guerre, les coups appelant les coups, je n'eusse pas ete trop etonne de voir les adversaires baignant dans leur sang. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre (comme les personnes qui trouvent que ce n'est pas de jeu que survienne une guerre entre deux pays quand il n'a encore ete question que d'une rectification de frontiere, ou la mort d'un malade alors qu'il n'etait question que d'une grosseur du foie), c'etait comment Saint-Loup avait pu faire suivre ces paroles qui appreciaient une nuance d'amabilite, d'un geste qui ne sortait nullement d'elles, qu'elles n'annoncaient pas, le geste de ce bras leve non seulement au mepris du droit des gens, mais du principe de causalite, en une generation spontanee de colere, ce geste cree _ex nihilo_. Heureusement le journaliste qui, trebuchant sous la violence du coup, avait pali et hesite un instant ne riposta pas. Quant a ses amis, l'un avait aussitot detourne la tete en regardant avec attention du cote des coulisses quelqu'un qui evidemment ne s'y trouvait pas; le second fit semblant qu'un grain de poussiere lui etait entre dans l'oeil et se mit a pincer sa paupiere en faisant des grimaces de souffrance; pour le troisieme, il s'etait elance en s'ecriant: --Mon Dieu, je crois qu'on va lever le rideau, nous n'aurons pas nos places. J'aurais voulu parler a Saint-Loup, mais il etait tellement rempli par son indignation contre le danseur, qu'elle venait adherer exactement a la surface de ses prunelles; comme une armature interieure, elle tendait ses joues, de sorte que son agitation interieure se traduisant par une entiere inamovibilite exterieure, il n'avait meme pas le relachement, le "jeu" necessaire pour accueillir un mot de moi et y repondre. Les amis du journaliste, voyant que tout etait termine, revinrent aupres de lui, encore tremblants. Mais, honteux de l'avoir abandonne, ils tenaient absolument a ce qu'il crut qu'ils ne s'etaient rendu compte de rien. Aussi s'etendaient-ils l'un sur sa poussiere dans l'oeil, l'autre sur la fausse alerte qu'il avait eue en se figurant qu'on levait le rideau, le troisieme sur l'extraordinaire ressemblance d'une personne qui avait passe avec son frere. Et meme ils lui temoignerent une certaine mauvaise humeur de ce qu'il n'avait pas partage leurs emotions. --Comment, cela ne t'a pas frappe? Tu ne vois donc pas clair? --C'est-a-dire que vous etes tous des capons, grommela le journaliste gifle. Inconsequents avec la fiction qu'ils avaient adoptee et en vertu de laquelle ils auraient du--mais ils n'y songerent pas--avoir l'air de ne pas comprendre ce qu'il voulait dire, ils profererent une phrase qui est de tradition en ces circonstances: "Voila que tu t'emballes, ne prends pas la mouche, on dirait que tu as le mors aux dents!" J'avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, l'illusion sur laquelle reposait son amour pour "Rachel quand du Seigneur", je ne me rendais pas moins compte de ce qu'avaient au contraire de reel les souffrances qui naissaient de cet amour. Peu a peu celle qu'il ressentait depuis une heure, sans cesser, se retracta, rentra en lui, une zone disponible et souple parut dans ses yeux. Nous quittames le theatre, Saint-Loup et moi, et marchames d'abord un peu. Je m'etais attarde un instant a un angle de l'avenue Gabriel d'ou je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J'essayai pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j'allais rattraper Saint-Loup au pas "gymnastique", quand je vis qu'un monsieur assez mal habille avait l'air de lui parler d'assez pres. J'en conclus que c'etait un ami personnel de Robert; cependant ils semblaient se rapprocher encore l'un de l'autre; tout a coup, comme apparait au ciel un phenomene astral, je vis des corps ovoides prendre avec une rapidite vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lances comme par une fronde ils me semblerent etre au moins au nombre de sept. Ce n'etaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multiplies par leur vitesse a changer de place dans cet ensemble en apparence ideal et decoratif. Mais cette piece d'artifice n'etait qu'une roulee qu'administrait Saint-Loup, et dont le caractere agressif au lieu d'esthetique me fut d'abord revele par l'aspect du monsieur mediocrement habille, lequel parut perdre a la fois toute contenance, une machoire, et beaucoup de sang. Il donna des explications mensongeres aux personnes qui s'approchaient pour l'interroger, tourna la tete et, voyant que Saint-Loup s'eloignait definitivement pour me rejoindre, resta a le regarder d'un air de rancune et d'accablement, mais nullement furieux. Saint-Loup au contraire l'etait, bien qu'il n'eut rien recu, et ses yeux etincelaient encore de colere quand il me rejoignit. L'incident ne se rapportait en rien, comme je l'avais cru, aux gifles du theatre. C'etait un promeneur passionne qui, voyant le beau militaire qu'etait Saint-Loup, lui avait fait des propositions. Mon ami n'en revenait pas de l'audace de cette "clique" qui n'attendait meme plus les ombres nocturnes pour se hasarder, et il parlait des propositions qu'on lui avait faites avec la meme indignation que les journaux d'un vol a main armee, ose en plein jour, dans un quartier central de Paris. Pourtant le monsieur battu etait excusable en ceci qu'un plan incline rapproche assez vite le desir de la jouissance pour que la seule beaute apparaisse deja comme un consentement. Or, que Saint-Loup fut beau n'etait pas discutable. Des coups de poing comme ceux qu'il venait de donner ont cette utilite, pour des hommes du genre de celui qui l'avait accoste tout a l'heure, de leur donner serieusement a reflechir, mais toutefois pendant trop peu de temps pour qu'ils puissent se corriger et echapper ainsi a des chatiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eut donne sa raclee sans beaucoup reflechir, toutes celles de ce genre, meme si elles viennent en aide aux lois, n'arrivent pas a homogeneiser les moeurs. Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnerent sans doute a Robert le desir d'etre un peu seul. Au bout d'un moment il me demanda de nous separer et que j'allasse de mon cote chez Mme de Villeparisis, il m'y retrouverait, mais aimait mieux que nous n'entrions pas ensemble pour qu'il eut l'air d'arriver seulement a Paris plutot que de donner a penser que nous avions deja passe l'un avec l'autre une partie de l'apres-midi. End of the Project Gutenberg EBook of Le Cote de Guermantes (Premiere partie) by Marcel Proust *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES *** ***** This file should be named 8946.txt or 8946.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/8/9/4/8946/ Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team. From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.